Université Paris 8 – Saint-Denis

Institut des Etudes Européennes

 

Diplôme d'Etudes Approfondies

Construction européenne: enjeux géopolitiques, économiques et socioculturels

 

 

IDENTITE ET IDENTIFICATION

DES MINORITES SANS TERRITOIRE COMPACT EN EUROPE

A TRAVERS L'EXEMPLE DES RROMS

 

 

 

 

Réalisé sous la direction de:

 

Liégeois, Jean-Pierre

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mile

Saimir

N° d’étudiant : 212585

 

 

 

 

 

 

ANNEE 2004 – 2005

Table des matières

I. Les identités sans territoire compact : endonymes et perceptions de soi 7

 

Les Rroms : données historiques et linguistiques. 10

Autres peuples européens sans territoire compact confondus avec les Rroms et leurs relations avec ceux-ci 16

Les Balkano-Egyptiens. 16

Les Beash/Rudars. 19

Les Yéniches et les Travellers. 24

 

II. L'identification comme « Tsiganes » - un concept forgé à l’extérieur des populations auxquelles il s’applique  28

 

Choisir entre l’exotisme, le goût pour le mystérieux et la rigueur 28

Le parasitage dans l’échange entre Rroms et non-Rroms. 33

A quoi correspondrait l’identité tsigane ?. 38

 

III. Les peuples sans territoire compact et l'Europe. 48

 

L'intensification de l'intérêt porté aux "Tsiganes" après 1990: causes, implications et complications. 50

L'ambiguïté terminologique - enveloppe usée de résistances tenaces. 55

Les peuples sans territoire compact – une ressource pour l'Europe. 62

CONCLUSION.. 67

 

ANNEXES.. 68

Annexe 1: Pour en savoir plus sur les Athigganoi dans l'Empire byzantin (6ème – 11ème siècles) : 69

Annexe 2: EXTRAITS DU PROJET DE STATUT-CADRE DU PEUPLE RROM EN UNION EUROPEENNE  72

Annexe 3: EXTRAIT DU MESSAGE DE L'UNION RROMANI INTERNATIONALE AUX FESTIVITES DU CINQUANTENAIRE DU DEBARQUEMENT A CAEN (Berlin, le 02 juin 1994) 91


Identité et identification des minorités sans territoire compact en Europe  à travers l’exemple des Rroms

 

 

 

La notion de « minorité sans territoire compact » a été introduite récemment par des chercheurs pour désigner certaines populations caractérisées par leur dispersion géographique. Est une minorité sans territoire compact une population qui n’est majoritaire dans aucune aire géographique dépassant les dimensions d’une commune[1]. Les Rroms sont, sans aucun doute, une minorité sans territoire compact. De même, appartiennent à cette catégorie d’autres populations, comme les Yéniches (vivant essentiellement en Suisse et en France, les Balkano-Egyptiens (se trouvant essentiellement en ex-Yougoslavie et en Albanie), les Travellers (essentiellement en Irlande), ou encore les Arméniens occidentaux etc.

 

Si les Rroms ont été choisis comme paradigme de cette recherche, c’est pour plusieurs raisons :

-                    Numériquement, ils constituent la plus grande minorité sans territoire compact. Leur nombre en Europe est estimé entre 9 et 12 millions de personnes.

-                    D’autres minorités sans territoire compact ont longtemps été amalgamées aux Rroms par les populations environnantes. En témoigne, entre autres, l’utilisation de termes comme « Tsiganes » ou « Gypsies » pour désigner aussi bien les Rroms que d’autres minorités. Ceci fera l’objet de plusieurs développements dans le travail présenté.

-                    Enfin, ce choix est aussi guidé par un parcours personnel et par une expérience de plus d’une décennie dans les diverses problématiques rroms : éducation, accès aux droits, lutte contre les discriminations etc. Cette expérience personnelle m’a permis une connaissance nettement meilleure de la réalité rrom que de celle des autres minorités sans territoire compact.

 

Cette recherche aura pour but d’ouvrir une nouvelle perspective de réflexion en ce qui concerne les minorités sans territoire compact. L’accent mis sur les Rroms, un choix qui s’impose pour les raisons exposées précédemment mais aussi de par le cadre de ce travail, ne préjudiciera pas, - nous l’espérons, - le champs plus large de la problématique générale. Est-il difficile d’identifier clairement les minorités sans territoire compact, dont les Rroms sont la plus grande et sur laquelle on prétend, souvent à tort, avoir la meilleure connaissance ? Quels sont les enjeux d’une telle identification ? Y a-t-il une volonté réelle et des efforts allant dans le sens d’une réelle reconnaissance de ces identités ? Sinon, pourquoi ? Quels sont les acteurs sur cette scène qui mélange à la fois des « nous » et des « autres », sans que l’on sache vraiment si les « autres » font un tout ? Quels sont leurs buts ?

 

Toute une série de questions auxquelles il est nécessaire de tenter de répondre en allant au plus profond du sujet et sans se laisser abuser par des apparences souvent trompeuses, ni par des a priori qui biaiseraient le résultat de la recherche et de la réflexion. Nous avons choisi de faire, dans le cadre de cette recherche, un mouvement régulier d’aller-retour entre les perceptions d’intervenants divers sur la même question : celle de l’identification d’une population donnée. On peut en effet observer que la majorité des travaux sur les Rroms, de loin les plus nombreux par rapport à ceux portant sur d’autres minorités sans territoire compact, adopte une approche insusceptible de clarifier les contours de la population étudiée. A notre avis cela s’explique par le fait que lorsqu’on travaille, par exemple sur les politiques d’éducation à l’égard des Rroms, il y a tellement de matière qu’il faut écourter le temps et amoindrir les énergies pour l’identification du groupe en question, pour se concentrer sur la question de l’éducation. Il n’en reste pas moins qu’une claire identification des groupes en question est indispensable, car elle conditionne, au moins en partie, la qualité du travail effectué.

 

Il convient de remarquer d’emblée que le concept de minorité est en lui-même controversé. En effet, il est sujet à diverses interprétations et même, est rejeté dans certaines conceptions. Ainsi, la tradition républicaine française ne reconnaît pas l’existence de minorités ethniques, en raison d’une interprétation particulière du principe d’égalité. En dehors même des considérations idéologiques, qui varient d’un pays à l’autre, il ne semble pas pertinent dans le cadre européen de parler de « minorité ». En effet, ce concept traduit une infériorité numérique d’une population par rapport à une autre. Ainsi, on parle de la minorité grecque ou monténégrine en Albanie, ou bien de la minorité allemande en Roumanie. Or, dans le cadre européen, et surtout avec le dernier élargissement, le nombre des Rroms citoyens européens dépasse de plusieurs fois celui de la population de certains Etats membres de taille moyenne. Le terme « minorité » sera cependant utilisé ici, parce qu’à l’état actuel, l’Union européenne est composée d’Etats dans lesquels les Rroms, mais aussi les Travellers, les Yéniches, les Aroumains etc. sont minoritaires.

 

Quant aux qualitatifs d’attribution utilisés dans la désignation des minorités, ils sont, eux aussi variés : minorité nationale, minorité ethnique, ou encore minorité linguistique. Cette variété est due, elle aussi à la diversité des idéologies qui président à l’élaboration des politiques à l’égard des minorités, lorsque celles-ci sont reconnues. A titre d’exemple, la stratégie albanaise pour l’amélioration des conditions de vie de la minorité rrom « ne désigne pas la minorité rrom comme une minorité ethnique, mais plutôt comme une minorité linguistique en raison de l’absence d’une référence à un pays de citoyenneté »[2]. Cet exemple illustre l’utilisation du critère de citoyenneté, à prendre ici dans le sens où on utilise le mot « nationalité » en français, pour définir une minorité ethnique, alors que dans d’autres cas, ce critère serait utilisé plutôt pour définir la minorité nationale. Quoi qu’il en soit, pour le présent travail, il serait risqué de traiter en détail la question de la diversité des critères de définition des minorités, car elle occuperait une part trop importante de la recherche et finalement, laisserait peu d’espace à la question principale à laquelle nous tenterons de répondre, à savoir quel est le lien exact entre les diverses dénominations des Rroms et qu’est-ce que l’introduction du concept de « minorité sans territoire compact » apporte de nouveau dans ce contexte. D’ores et déjà, on peut signaler que les implications pratiques de cette réflexion sont considérables. Il est à noter que les politiques et les actions, aussi bien gouvernementales qu’internationales, à l’égard d’un certain nombre de ces populations ont connu une multiplication spectaculaire, surtout les quinze dernières années. Cependant, les efforts menés à ce jour pour saisir clairement ces mêmes populations, les connaître et les comprendre sont quasi inexistants. Ainsi, en même temps qu’académique, ce travail se veut aussi un outil pratique dont les résultats peuvent servir à ceux qui se trouvent confrontés aux problématiques des minorités sans territoire compact, donnant les clés d’une meilleure connaissance d’un certain nombre d’entre elles. Afin d’atteindre ce but, nous avons choisi le plan suivant :

 

Ø                  Une première partie sera consacrée à la confrontation entre l’identité d’un certain nombre de peuples sans territoire compact et la manière dont ils s’identifient les uns les autres. La présentation des identités en question, celle des Rroms, mais aussi, de manière plus succincte, celle des Balkano-Egyptiens, des Rudars/Beash, des Yéniches ou des Travellers sera faite à partir de données historiques et linguistiques qui ont été observées ou puisées dans les travaux antérieurs portant sur le sujet.

Ø                  Ensuite, dans une deuxième partie nous traiterons de l’identification de ces populations par l’extérieur, où l’analyse de la terminologie sera plus conséquente. Cette partie présentera notamment l’imprécision et la non pertinence d’un certain nombre de termes, la façon dont ils ont été forgés, mis en circulation et maintenus jusqu’à nos jours.

Ø                  Enfin, après avoir passé en revue les différentes identités en question, et la manière dont elles sont perçues par l’extérieur, il nous sera plus aisé de comprendre en quelle mesure les interactions entre ces perceptions, influencent les politiques à l’égard des Rroms et d’autres minorités sans territoire compact. En effet, il ressort de l’analyse que les amalgames et la confusion en la matière sont impressionnants et expliquent en grande partie la situation sociale souvent difficile dans laquelle ces populations se trouvent.

I. Les identités sans territoire compact : endonymes et perceptions de soi

 

 

L’objectif de cette première partie est de présenter chacune des populations choisies parmi les peuples sans territoire compact à partir de données objectives, corroborées le cas échéant par la perception qu’elles ont d’elles-mêmes. Il est cependant à noter que la confirmation des données sur les identités en question par leurs porteurs respectifs n’est pas systématique ou généralisée, ce qui s’explique par la position dans laquelle ces derniers se trouvent. En effet, le critère premier de la définition d’un peuple sans territoire compact est sa dispersion géographique qui le rend minoritaire dans tous les pays où il est présent. Or, traditionnellement, c’est précisément l’Etat qui a servi de cadre à la construction des identités nationales autour d’éléments identitaires et historiques, en faisant plus ou moins de place aux identités présentes sur son territoire autres que celle de sa nation pivot. Lorsqu’on observe la reconnaissance des minorités, là où elle existe, on se rend compte que la place accordée à celles sans territoire compact, - donc sans un Etat de référence, - est, dans le meilleur des cas, minime. Les relations diplomatiques jouent en effet un rôle très important en la matière et de ce point de vue, les minorités constituées en Etat ailleurs semblent relativement favorisées. Non seulement elles sont mieux considérées par l’Etat dans lequel elles vivent, mais il en résulte souvent un soutien direct de la part de l’Etat de référence notamment en termes d’éducation, ce qui contribue au maintien et au développement de l’identité de la minorité en question. Quant aux minorités sans territoire compact, ne bénéficiant ni d’une importance démographique au sein du pays, ni d’un soutien extérieur, le maintien et le développement de leur identité culturelle ont lieu, de manière quasi exclusive, dans le cadre familial. De ce fait, l’accès aux informations historiques et même de linguistiques, lorsque la minorité en question possède une langue propre, est absent. Si l’on devait résumer cette introduction en une seule phrase, on pourrait dire que l’identité d’un peuple sans territoire compact se vit sans que ses racines profondes soient forcément connues dans le détail. Il ne s’agit pas forcément d’une spécificité de ces peuples, mais ce qui fait la différence c’est qu’ils aient maintenu leurs identités respectives en dehors de toute intervention institutionnelle.

Les développements qui suivent concerneront non pas toutes les minorités sans territoire compact, mais seulement un certain nombre d’entre elles, à savoir celles qui, en divers temps et lieux ont pu être confondues les unes avec les autres dans l’imaginaire des populations environnantes sous une seule et même appellation : en français « Tsiganes », en anglais « Gypsies », en albanais du Nord « Magjupë » etc. Cependant, on peut donner une vue d’ensemble des minorités sans territoire compact grâce à la présentation qu’en a fait l’association Rromani Baxt au séminaire organisée en septembre 2003 par le Conseil de l’Europe sur « Les identités culturelles des Rroms/Tsiganes » (Conseil de l'Europe, Strasbourg 15-16 septembre 2003).


 

 

LANGUES ET PEUPLES SANS TERRITOIRE COMPACT EN EUROPE

 

                                               origine              catastrophe       mobilité            langue              littérature          estimation                        nom populaire

                                                                       fondatrice                                                         d'auteur démographique

 

Arméniens occidentaux             Asie Min.          1915                 passée             arménien occ.   +                      300.000                        ARMENIENS

 

Aroumains                                Balkans du sud aucune             passée             aroumain          (+)                    320.000                        TCHOBANS

 

Ashkalis (Egyptiens, Evgjits)      Egypte (?)         306-337 ?         aucune             albanais etc...   aucune             500.000                        TS.

 

Beás-Rudars                            Moesia sup.      VI-VII s. ?         aucune             roum. subdan.   aucune             400.000                        TS.

 

Juifs yiddicho-djudyophones       לרשי ץרא          70 etc...            passée             judéo-langues    +++                        ??                          JUIFS

 

Rroms (sens large)                    Kannauʒ           1018                 3 à 4%             rromani             +                      10.000.000                        TS./GdV

            Rroms                          id.                    id.                    2 à 3 %            rromani             +                        8.500.000                                    Rroms

            Sintés                          id.                    id.                    12 -15 %           sinto (N & S)     aucune                 300.000                                   Manouches

            Kalés                           id.                    id.                    ± 0 %               kalés                aucune               1.200.000                                   Gitans

 

Sames                                     "locaux"            "-3000"             30%                 sámigiele          +                      60.000                          LAPONS

 

Travellers (ex-Tinklers)               Irlande etc.        XII-XIX s.           40%                 shelta ??          aucune             80.000                          TS./GdV

 

Yéniches                                  Allemagne        1618-48 ?         40%                 ???                  aucune             100.000                        TS./GdV


La présentation de chacune de ces minorités sera quelque peu disproportionnée, car à l’état actuel la recherche leurs identités est à des stades de maturité très différents. Ainsi, si la recherche sur les Rroms est bien avancée, on ne pourrait pas dire autant pour la recherche sur les Balkano-Egyptiens, ou encore Beás/Rudars.

 

Les Rroms : données historiques et linguistiques

 

Les débats sur l’origine indienne des Rroms apparaissent aujourd’hui comme anachroniques. En effet, cette origine indienne était bien connue par les Rroms eux-mêmes lorsqu’ils sont arrivés en Europe, mais « oubliée » par eux au cours de l’histoire pour des raisons de commodité. Ainsi, ont-ils pu préférer une origine égyptienne aux portes de l’Europe pour mieux se faire accepter. Il faut remarquer que le prestige de l’Egypte dans l’Europe du moyen âge leur facilitait la tâche. Cependant, on peut soutenir sans grande difficulté que l’origine indienne n’a jamais vraiment été supplantée par d’autres origines hypothétiques. En effet, différentes hypothèses ont existé pendant longtemps. Nous pouvons citer, entre autres, un titre d’un poème « Pis suis que Bohesme n’Yndien », de Charles d’Orléans (1394-1465), écrite peut-être en 1450. Le texte au dos d’une gravure de Cesare Vecellio datant de 1590 et présentant une « Tsigane orientale » ("De gli habiti antichi, et moderni di diuerfe parti del Mondo", libri dve http://ottenb.areca.de/venice/cesare.htm, et Etudes Tsiganes, vol. 4, 1984, p. 172,) est, lui-aussi une preuve que l’origine indienne des Rroms n’était pas oubliée. On y parle entre autres d'un seigneur que ces gens appellent roi du Colucut (Calcuta), ou encore des Brahmines au sein de ce groupe. L'origine indienne des Rroms n'est donc pas ignorée, tout simplement elle ne présentait pas un grand intérêt, ni plus ni moins que les autres hypothèses d’ailleurs, à l’époque.

Ainsi, la « redécouverte » de l’origine indienne au milieu du XVIIIe siècle n’est pas liée à un quelconque accroissement de l’intérêt porté sur les Rroms, mais au contexte qu’avaient créé les discussions de l’époque sur la parenté du latin et du grec avec le sanskrit. Il subsiste encore beaucoup de questionnements sur la réelle histoire de cette découverte de Vályi Istvan, un pasteur qui aurait comparé le vocabulaire des Rroms de son village natal (Ráb) avec une liste de mots qu’il aurait établie avec trois étudiants Malabarais. Elles tiennent surtout à la langue parlée de ces étudiants  du Sud de l’Inde, puisque la distance entre le rromani et les langues dravidiennes, parlées dans l’Inde du Sud, aurait rendu la compréhension « sans peine » par les Rroms de Ráb des mots ainsi notés. A cela s’ajoute le fait que plusieurs personnes font la même découverte dans un laps de temps très court, de quelques années seulement, sans se connaître entre elles, ce qui montre que la découverte était « dans l’air du temps » en raison de la position particulière du rromani : une langue indienne en Europe, au moment où l’on s’intéresse à la relation entre le latin et le grec avec le sanskrit. Selon le linguiste Marcel Courthiade (comm. pers.) la première réflexion scientifique sur le sujet, et qui porte réellement sur les Rroms, est celle du Slovaque ab Hortis. Dans une série de 39 articles parus en 1775 et 1776 dans la « Privilegierte Anzeigen » de Vienne, - et qui constituaient en fait un rapport commandé par l’impératrice Marie Thèrese, - ab Hortis fait état de la découverte de Vályi. Voici un extrait intéressant de son récit, trouvé et traduit de l'allemand par Courthiade :

« Comme donc Vali avait remarqué que leur langue maternelle pouvait avoir une parenté plus que minime avec la langue de nos tsiganes, il a cherché à tirer avantage de cette relation pour noter de leur bouche plus de mille mots malabarais accompagnés de leur signification. Vali se sentit encore renforcé dans sa supposition, lorsque les jeunes lui dirent que sur leur île il existait une bande de pays ou une province nommée Tsiganie (région que l'on chercherait pourtant en vain sur les cartes géographies ordinaires). Lorsque donc Vali, comme il se trouvait de nouveau dans sa patrie, se renseigna auprès des Tsiganes de Rab à propos du sens de tous ces mots malabarais, les Tsiganes surent lui rendre sans la moindre peine ou difficulté le sens de
tous ces mots. Telle est l'anecdote que nous avons considéré nécessaire
d'inclure ici conformément à notre objectif comme digne d'être signalée.

Car quand on réfléchit au fait qu'un nombre de plus de mille mots se
retrouve […] dans la langue des Tsiganes et que par suite, lors qu'une
recherche plus précise, on pourrait en découvrir bien plus, que peut-on en conclure plus facilement et plus sûrement sinon que le malabarais et le tsigane sont une seule et même langue et que par suite également ce peuple, si ce qui est rapporté est effectivement exact, est originaire des régions de cette île ? […] Nous voulons laisser cette opinion à sa place, sans en importuner personne, d'autant plus qu'elle n'est pas placée dans une lumière particulièrement claire. Il est d'ailleurs connu de tout un chacun combien il est fâcheux et incertain, à partir d'une simple similitude des noms et des mots qui peut souvent n'être qu'une pure coïncidence, de faire des histoires et des déductions sur les origines de peuples entiers. »

Ces étudiants auraient donc dit à Vályi que dans leur pays il existait une province appelée « Tsigania », région que ab Hortis signale comme introuvable. Ce serait sans doute une erreur, - éloquente d’ailleurs - de Vályi, car le terme Athinganoi, d'où a dérivé ensuite "Tsigane", a été forgé non pas en Inde mais dans l'empire byzantin. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point pour en voir le détail. Peut-être ces étudiants parlaient de Sinhala, mot que Vályi aurait entendu « Tsigania ».

 Malgré la certitude établie sur l’origine indienne de la langue rromani, le « mystère » autour de cette population a été maintenu, pour des raisons qui ne tiennent beaucoup plus aux autres qu’aux Rroms eux-mêmes. Les « doutes » qui subsistent encore en la matière, soutenus parfois par des arguments fallacieux sont guidés par des intérêts des plus divers et seront traités dans la deuxième et troisième parties. A ce stade, nous nous intéresserons à l’identité interne des Rroms, à travers leur langue et leur histoire, éléments centraux de cette identité.

Nous avons vu qu’à partir de données linguistiques, il a été soutenu depuis longtemps que les Rroms avaient quitté le nord de l’Inde vers la fin du premier ou le début du deuxième millénaire. Plusieurs arguments appuient cette affirmation, parmi lesquels on peut mentionner l’absence en langue rromani du genre neutre, - genre perdu dans les langues de l’Inde du nord à cette période de l’histoire, la quasi-totale identité en rromani et dans les langues néo-indiennes, la réassignation des anciens neutres aux deux genres subsistants (masculin et féminin), que la formation du cas oblique à partir de l'ancien génitif, la constitution du système des postpositions etc. Les résultats de recherches récentes par l'approche historique semblent confirmer cette thèse (Courthiade 2004:105-126) et avancent même une date précise du départ de cette population : le 8 Shaban de l'an 409 de l'Hégire (correspondant au 20 décembre 1018). Le sultan Mahmoud de Ghazni, connu pour ses attaques régulières contre l’Inde, fit en cette date une razzia dans la ville de Kanauj, où il pilla toutes les richesses des temples et captura ses 53 000 habitants qu’il vendit comme esclaves à Khorasan. Un chroniqueur arabe, du nom d’Al ‘Utbi rapporte de cette razzia où Mahmoud captura toute la population, « riches et pauvres, blancs et noirs, qu’il vendra par familles » à Kaboul. Toute une série d’indices rend cette hypothèse crédible par rapport aux autres :

 

- l’unicité de la langue rromani. En effet, les différences entre les dialectes rroms aujourd’hui tiennent essentiellement aux emprunts faits aux autres langues de contact. Lorsqu’on observe le socle commun de la langue rromani, c’est-à-dire sa base indienne, de loin la plus importante, les différences sont pratiquement inexistantes.

- la variété des origines sociales de la population capturée à Kanauj expliquerait la vivacité de la langue rromani aujourd’hui encore, presque un millénaire après l’exode. En effet, la sociolinguistique soutient que plus une population qui migre est composite socialement, plus il y a de chances qu’elle conserve sa langue, alors que les groupes sociaux ou professionnels homogènes perdent leur langue beaucoup plus rapidement.

- Le fait que les dirigeants des groupes rroms arrivés en Europe aient facilement créé des liens avec les autorités locales et communiqué avec celles-ci, comme il est rapporté par de nombreux documents d’archives, montre aussi que parmi cette population il y avait des personnes appartenant à des classes sociales élevées. Or, précisément, c’est toute la population de la ville de Kanauj qui est capturée en 1018, donc y compris son élite.

 

Certes, il reste à éclairer dans quelles circonstances cette population a pu quitter le Khorasan et l’Irak de l’est, où elle a été mise en esclavage, pour atteindre l’Europe. Les étapes de l’exode ne sont donc pas toutes précisées, mais pour la première fois nous sommes en présence d’une hypothèse, fondée sur des faits historiques vérifiés, sur les circonstances exactes dans lesquelles cet exode a eu lieu. De plus, cette hypothèse correspond exactement à ce que la linguistique avait déjà permis d’établir, à savoir le détachement de la langue rromani du sol de l’Inde du Nord au début du deuxième millénaire.

 

L’histoire des Rroms sur le sol européen, en revanche, est beaucoup mieux connue. Une grande majorité de cette population s’est implanté dès son arrivée dans les Balkans, alors qu’une partie continue vers les Carpates et les régions baltes jusqu’au Nord de la Russie. La caractéristique principale de ce premier groupe est une bonne conservation de la langue rromani et le fait de se reconnaître sous la dénomination de « Rroms ». Notons d’emblée que ces deux caractéristiques ont un lien logique, puisque le mot « Rrom » est un mot de la langue rromani. Cependant, il serait faux de croire que se reconnaissent comme des Rroms uniquement ceux qui parlent le rromani.  

Une partie des Rroms arrivés dans les Carpates et les pays baltes pour se répandre d’abord sur les territoires germanophones et en Italie du nord, et ensuite progressant vers l’Ouest. Ce sont les Sintés, dont la caractéristique principale est l’influence très importante de l’allemand (pour les Sintés du Nord) et de l’italien (pour les Sintés du Sud) dans leurs parlers respectifs. En France, les Sintés se présentent aux Français comme Manouches, mot rromani signifiant « être humain »[3], mais le mot « sinto » est utilisé lorsqu’il parlent entre eux ou avec d’autres Rroms, et ils appellent leur langue « romnepén ».

Du même tronc commun balkanique, s’est détaché, avant les Sintés, le groupe Kalo, qui lui, fonde son identité en tant que tel sur la péninsule ibérique. Ce sont ceux qu’en France on appelle « Gitans », mot utilisé aussi dans les conversations entre eux ou avec d’autres Rroms. A la suite de persécutions sanglantes et systématiques, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles (pour une illustration de ces persécutions, Gómez Alfaro, 1993) ils ont été obligés d’abandonner l’usage du rromani en famille. L’apprentissage de quelques mots à l’âge de l’adolescence a conduit à la formation du kalo, un mélange d’espagnol, de catalan ou de basque avec ce petit corpus de vocabulaire rromani. Le mot "rrom" existe bien dans le kalo, mais sans champ sémantique a été réduit et il ne désigne aujourd'hui que l'époux, et non pas la personne appartenant au peuple rrom. Josè Maruzzi, un Rrom qui a vécu en France mais aussi, dans les années 1970 en Espagne, signale dans une correspondance avec Marcel Courthiade la présence de Gitans qui pratiquaient encore le kalo et dans le parler desquels « …le terme [Rom] désignait un gitan mature, dans la tradition. L’importance d’une famille dépendait du nombre de ses Roms ». Puis, il signale également la présence de quelques Gitans en Ariège en ces termes : « A ma grande surprise ceux-ci se disaient Roms et parlaient effectivement un dialecte que je n’ai eu aucun mal à comprendre ». Il remarque ensuite qu’il ne s’agissait pas de Sintés, mais bien de Gitans, et donne des exemples grammaticaux qui confirment qu’il s’agit bien du rromani. Ce sont là des informations qui doivent être prises avec précaution, car à l'heure actuelle ils n'ont pas fait l'objet de vérification, mais nous avons considéré qu'elles sont intéressantes à signaler.

A ces trois grands groupes, il convient d’ajouter les Rroms de Finlande, qui se dénomment aussi Kaalé, et les Rroms britanniques, dont l’endonyme est Romanichal. Le parler de ces derniers a été formé suivant un processus identique au Kalo ibérique, mais à sa différence, la langue majoritaire qui lui sert de base est l’anglais.

 


Autres peuples européens sans territoire compact confondus avec les Rroms et leurs relations avec ceux-ci

 

Il s’agit ici d’une présentation sommaire de quatre autres identités sans territoire compact qui sont très souvent confondues avec les Rroms. Elles ont été choisies en raison de leur situation géographique : les Kanauj et les Beash/Rudars sont concentrés dans les Balkans, alors que les Travellers et les Yéniches se trouvent en Europe occidentale, les premiers essentiellement en Irlande et les seconds en France et en Suisse.

 

Les Balkano-Egyptiens

 

          

Les Balkano-Egyptiens se trouvent essentiellement en Albanie, en Bulgarie, en Grèce et en Macédoine. Il faut noter que la dénomination “Balkano-Egyptien” est récente, mais nous avons choisi de l’utiliser ici car elle a été revendiquée par l’Union des Balkano-Egyptiens, une organisation créée à l’occasion du Congrès d’Ohrid. Autrement, cette population est appelée localement Ashkali, Hashkali, Evgjits, Jevgs, Egyouptsi ou Magjup. Les recherches sur cette population sont relativement récentes, mais elles avancent rapidement, notamment grâce à la mobilisation des intéressés eux-mêmes. Les Balkano-Egyptiens sont une minorité très vraisemblablement d’origine égyptienne. Il est en effet établi qu’il y a eu une présence égyptienne dans les Balkans depuis fort longtemps. Ainsi, Rubin Zemon, ethnologue et président de l’Union des Balkano-Egyptiens fait référence à un document des archives du Vatican qui fait état de la présence d’Egyptiens dans la région en 306 de notre ère[4]. La présence de nombreux temples d’Isis et d’autres dieux égyptiens dans les Balkans, parmi lesquels celui d’Ohrid et celui de Bitola sont aussi des preuves de cette présence. Dans la mesure où cette population n’a pas de langue spécifique, la linguistique n’est d’aucun recours pour la détermination de son origine. Une expression utilisée par certains Balkano-Egyptiens d’Albanie, identifiée par le linguiste Marcel Courthiade semble se rapprocher beaucoup du copte[5], mais, comme l’indique cet auteur, il peut s’agir uniquement d’une coïncidence. En revanche, plusieurs noms utilisés pour désigner cette population, et qui sont à la fois des exonymes et des ethnonymes, dérivent du mot « Egypte » : Jevg, Evgjit, Magjyp, Gjupci, Ejupci, Kepti, Kiptijani etc.

La confusion entre les Balkano-Egyptiens et les Rroms est assez courante, surtout dans les territoires d’ex-Yougoslavie, où le nombre des Balkano-Egyptiens est le plus important. Cependant, quelqu’un qui côtoie les deux communautés peut les distinguer très clairement. Les intéressés eux-mêmes refusent d’ailleurs la confusion dès qu’ils se trouvent dans une situation leur permettant d’être objectifs. Il faut dire en effet que la confusion et l’amalgame, même venant de l’extérieur, est parfois intériorisée, tout comme des distinctions artificielles. Ainsi, lorsque l’administration internationale mise en place par les Nations Unies au Kosovo a voulu traiter les minorités “Roma, Ashkali, Egyptians” comme une seule et même communauté, les Balkano-Egyptiens ont formellement refusé, y compris le sigle “RAE”. En Cossovie, le nom populaire des Balkano-Egyptiens est “Ashkali”. Une scission s’est cependant opérée de manière tout à fait artificielle entre “Ashkali” et “Egyptiens”, scission qui tient à des intérêts très pragmatiques d’un certain nombre de personnes qui ont pu se poser en représentants desdites communautés. L’arrivée des internationaux, avec leurs aides, mais aussi avec leurs stéréotypes, a certainement joué en ce sens. Pourtant, il ne s’agit pas d’une identité réellement vécue mais choisie en fonction des objectifs du moment. A titre d’exemple, un certain nombre de Balkano-Egyptiens de Fushë Kosovë / Kosovopolje, à quelques kilomètres de Prishtina, ont adhéré à la fois à des associations ashkali, rroms et égyptiennes et se présentent, selon le cas comme appartenant à telle ou telle communauté. La situation est très différente en Albanie, où les Balkano-Egyptiens, aussi appelés Jevgs ou (J)evgjitë se distinguent clairement et n’acceptent pas à être assimilés aux Rroms. L’inverse est aussi vrai, et les distinctions se manifestent parfois dans le vocabulaire utilisé par chacune de ces communautés pour désigner l’autre. Par exemple, à Mitrovica, les Rroms appellent les Balkano-Egyptiens « Arli », mot qu’on retrouve chez les Rroms d’Albanie lorsqu’ils désignent les Jevgjits comme « Rli «  (la perte de la voyelle initiale non-accentuée est un phénomène linguistique connu non seulement en rromani, mais aussi dans d'autres langues). La signification du mot, - il veut dire « autochtone » en turc, est une indication que les Balkano-Egyptiens ont précédé les Rroms dans les Balkans. Plus au sud, en Metohija/Rrafshi i Dukagjinit, les mots populaires utilisés sont « Gabel » et « Magjup », le premier s’appliquant aux Rroms et le second aux Balkano-Egyptiens, mais ceci dans la bouche d’un Rrom ou d’un Balkano-Egyptien, les Albanais appelant les deux communautés « Magjupë ». On constate donc qu’à quelques kilomètres de distance, le vocabulaire pour désigner distinctement les deux communautés peut changer, mais la distinction subsiste. Les mots différents pour désigner de ces deux communautés peuvent cependant conduire à des erreurs, dans la mesure où ils n’ont pas partout la même signification et cette signification change y compris dans un même endroit selon les personnes qui utilisent ces mots. Toujours est-il que, mis à part quelques cas isolés et individuels, Balkano-Egyptiens (quel que soit le mot localement utilisé pour cette population) et Rroms se distinguent.

Cependant, en ce qui concerne la population majoritaire, celle-ci ne distingue les deux communautés que dans la mesure où elle est en contact avec les deux. Certains croient même que « Jevg » est une appellation politiquement correcte et non insultante pour les Rroms, qu’ils appellent « arixhi », « kurbat » ou encore « magjup ». Un cas emblématique de ce phénomène est celui d’Enver Hoxha (1908-1985), - dirigeant de l'Albanie de 1946 à sa mort en 1985, - qui a consacré un chapitre aux Rroms de Gjirokastra mais en les appelant « Jevgj »[6].

La reconnaissance formelle d’une identité balkano-égyptienne varie, elle aussi, d’un pays à l’autre. Les autorités albanaises par exemple refusent de reconnaître les Jevg comme une minorité et les considèrent comme des Albanais de souche parce qu’ils n’ont pas une langue à part. Cela n’est pas sans poser des problèmes en pratique, parce que dans les faits, ils continuent d’être considérés comme Jevgj par la population majoritaire. Leurs associations continuent à militer pour la reconnaissance de leur communauté en tant que minorité, mais une telle reconnaissance semble difficile tant que le critère d’un Etat de référence pour définir la minorité ethnique sera retenu.

 

Les Beash/Rudars

 

Ces deux noms sont des endonymes. Le mot « Beash » connaît des variantes selon les lieux, qui sont Banyash, Bunyash, Bajaš, et on utilise aussi les mots Lingurar (en Roumanie), Gurbet (en Grèce) ou encore Moeso-Roumains. Il est intéressant à noter que Beash et Rudar signifient, tous les deux, « mineur, travailleur dans une mine », de la racine latine « bany » ou slave « rud » - mine(rai). On trouve ce peuple en Roumanie, en Hongrie, en Serbie, Croatie, Bosnie, Slovaquie, Bulgarie (région de Varna) et même en Grèce, près d'Athènes.

Les Beash/Rudars parlent un dialecte roumain du Banat oriental. Concernant leur origine, il semble qu’il s’agit d’une population balkanique de teint sombre latinisée et éparpillée à l’arrivée des Serbes, au VIIe siècle. Cette minorité, de toute vraisemblance présente dans les Balkans bien avant l’arrivée des premiers Rroms,  a été elle aussi assimilée à ces derniers par les populations environnantes, sous l’étiquette commune « Tsiganes ». Le terme est employé aussi par les intéressés eux-mêmes, mais lorsqu’on aborde le sujet de chacune des deux communautés, d’autres mots sont utilisés pour distinguer. Ainsi, par exemple, selon qu’on demande « où habitent les Tsiganes » ou « où habitent les Beash (ou les Rroms) », on peut être conduit à deux quartiers différents d’un village.

Les Rroms utilisent parfois le mot « kaśtal/o-i » pour désigner un(e) Beash/Rudar, ce qui est tout simplement la traduction de «lingurar» - quelqu’un qui travaille le bois. Une partie des Beash/Rudars a traditionnellement fabriqué des ustensiles en bois. Le mot kaśtal/o-i est pourtant à utiliser avec précaution, car il est parfois prononcé comme une sorte d’insulte, surtout pour des Rroms dont on sait pertinemment qu’ils sont Rroms mais qui ne parlent pas le rromani.

Les Beash ont aussi, dans leur langue, - svătiala de Beash, - des mots spécifiques pour désigner les Rroms. Ainsi, en Croatie et en Serbie les appellent-ils « lăcătari ». Ce mot est sans doute d’origine hongroise, - on retrouve en roumain le mot « lăcătuş– serrurier » apparenté à la racine *laka, d’où lakat – verrou, lakatos – serrurier et lakas – habiter. Plus de recherches sont nécessaires pour établir comment ce nom a été donné aux Rroms, mais deux il existe déjà deux hypothèses plausibles : soit il s’agit du nom d’un métier, celui du serrurier, - et on aurait à faire à un phénomène parallèle à celui qui a donné le mot « kolompar – fabriquant de cloches », nom de famille mais aussi nom par lequel les Beash désignent les Rroms en Hongrie, soit le mot fait allusion au caractère autochtone des Rroms, - le mot lăcătar renvoie à l’idée que la personne habite, qu’il est établi sur un lieu. En revanche, il paraît peu probable que « lăcătar» envoie à l’idée de sédentarité, non pas parce que les Rroms étaient nomades, mais parce que le caractère sédentaire n’était pas pertinent aux nouveaux arrivants beash qui n’avaient jamais été mobiles avant leur migration, sans doute forcée.

Il est parfois supposé, voire même affirmé, que les Beash seraient des Rroms qui ont abandonné l’usage du rromani, sans qu’aucune explication puisse être donnée pour cet abandon de la langue, - nous savons par exemple, que des pans entiers de Rroms en Hongrie ont abandonné le rromani à la suite notamment des politiques de l'empire d'Autriche-Hongrie (Liégeois 1971:204-208), qui consistait entre autres à placer les enfants rroms dans des familles hongroises. Les faits prouvent au contraire qu’il n’y a aucun lien entre les deux identités, en tout cas, pas plus qu’avec d’autres. D’abord, il existe des groupes rroms qui ont effectivement abandonné le rromani, par exemple en Roumanie et en Hongrie. Cependant, même ces groupes ont gardé la conscience d’être Rroms. Aussi, lorsqu’on observe la svătiala de Beash, on se rend compte que le vocabulaire de la faune et de la flore est très riche, alors qu’en rromani, beaucoup de mots pour désigner ces mêmes objets sont empruntés.

Au stade actuel, le mouvement intellectuel et militant beash est à ses débuts et on observe la présence de deux générations, aux tendances très différentes :

Ø      la première génération, qui a du commencer dans un contexte assez peu favorable, cherche à optimiser son action en classant les Beash dans la catégorie rrom, en tant que sous-groupe. Cette démarche correspond au remplacement automatique du mot « Tsigane » par le mot « Rrom », et elle est parfois revendiquée quasi ouvertement, par des questions du type « est-ce que je ne mérite pas d’être Rrom ? ». Une telle question est humainement embarrassante pour la personne à qui elle s’adresse, mais elle exprime avant tout le malaise de celui qui la pose. En effet, ayant longtemps été considérés et souffert de discriminations en tant que Tsiganes, certains Beash/Rudars pensent trouver dans l’appellation « Rrom » la clé du changement de leur situation. Dans les faits, il n’en est rien puisque le changement de vocabulaire en soi n’a rien changé à la situation des Rroms, qui ont revendiqué, et partiellement obtenu, le droit d’être désigné par leur endonyme. A fortiori, il y a toute raison de penser que l’adoption du mot « Rrom » pour désigner les Beash/Rudars n’apporterait rien de positif. Au contraire, elle consacrerait en un terme politiquement acceptable l’amalgame entre populations différentes que seuls le racisme et l’exclusion dont elles sont victimes unit.

Ø      Ceci a été compris par la nouvelle génération de militants beash, qui eux, revendiquent l’utilisation du mot « Beash » pour leur communauté. Il est d’ailleurs presque amusant de constater qu’une partie de ceux-ci ont été formé au lycée « Gandhi » de Pécs en Hongrie, où les deux communautés sont présentes. Le nom de Gandhi a été donné à ce lycée car il était censé préparer des jeunes rroms à entrer dans la vie active, mais il réunit aujourd’hui surtout des jeunes beash, qui globalement tiennent à affirmer leur identité réelle malgré la confusion que le nom de l’école aurait pu maintenir. On ne peut que soutenir une telle démarche, venant des intéressés eux-mêmes, mais il faut signaler que, du point de vue de la recherche historique, la question de l’identité beash se heurte à des polémiques anciennes et très sensibles sur la Transylvanie.  

Il semble que l'affirmation d'une identité beash devienne de plus en plus solide grâce à la mobilisation d'un certain nombre de jeunes, notamment en Croatie, où les Beash sont près de quatre fois plus nombreux que les Rroms. Il convient de présenter ici le changement de comportement en ce qui concerne la promotion de la langue beash, ce qui n'est pas allé sans quelques difficultés liées à la confusion entre les Beash et les Rroms.

En effet, dans ses efforts pour mettre en œuvre une stratégie pour l’amélioration des conditions de vie des Rroms, le gouvernement croate avait développé une politique de soutien financier aux associations dites "rroms" et avait envisagé l’enseignement du rromani dans les écoles. Or, il se trouve que les interlocuteurs du gouvernement étaient des Beash, donc considérés comme des « Tsiganes » de l’extérieur, mais n’ayant jamais parlé le rromani. On s'est trouvé dans une situation où la confusion des concepts, y compris chez la plupart des Beash, ont créé des obstacles sérieux à la mise en œuvre des intentions du gouvernement, pourtant de bonne volonté manifeste. Par exemple le premier leader beash, Vid Bogdan, a cru jusqu'en 1994 que son dialecte roumain était du rromani; il avait donc intégré entièrement la vision extérieure d'identification de Rrom et de Tsigane. Comme sa communauté n'avait jamais eu de contact avec des Rroms proprement dit jusqu'en 1994, rien n'était venu ébranler sa conviction. Il est en effet à souligner que la dizaine de villages beash de Medžimurje a vécu traditionnellement en isolement complet aussi bien vis-à-vis des Rroms de Yougoslavie que des Beash de Baranja et de Hongrie. Depuis dix ans, en revanche, les activités politiques ont mis de plus en plus en contact des Beash avec des Rroms, les conduisant à se connaître entre eux comme foncièrement différents. Les stratégies d'identification comme Rrom, Beash ou Tsigane en fonction des interlocuteurs et des contextes feront l'objet d'une analyse plus détaillée, mais nous pouvons signaler d'ores et déjà qu'elles sont variables en fonction des impératifs et des intérêts concrets du moment. Ainsi, lorsqu'il est question du projet d'introduction du rromani dans le cursus scolaire, la réaction est radicalement opposé: les Rroms y sont très favorables, mais les Beash disent avec ironie "nous n'avons pas à apprendre la langue des lăcătari". En revanche, beaucoup d'entre eux, surtout des jeunes, déplorent l'inexistence de grammaires et de dictionnaires en svătiala de baieşi et ils sont très réticents vis-à-vis des efforts de certains émissaires de Roumanie de leur enseigner le roumain standard. Une ancienne institutrice zagreboise, conseillère de la principale association rrom du pays, déplore quant à elle, de se perdre en vains efforts pour convaincre les Rroms et Beash qu'ils sont un seul et même peuple, alors que les uns et les autres refusent cette identification. Elle estime que la reconnaissance du beash comme langue à part ne viendra pas aider son effort d'amalgame.

Depuis peu, les Beash ont aussi un hymne, créé à partir d’une chanson beash qui a rencontré un succès énorme en Hongrie. Les paroles de cet hymne, données ici dans le dialecte beash de la Croatie et celui de Hongrie, sont intéressantes car très particulières, elles illustrent l’appropriation d’une image reflétée par l’extérieur :

 

Himnu alu Băieşilor

Svătiala dîn Hărvaţca                                                  Svătiala dîn Unguria                            

 

1.      Păduri vèrdi, păduri vèrdi,                         Pădurè vèrde, pădurè vèrde,   

Nurocu vini, nurocu mèrgi,                         Nurocu vine, nurocu mèrge,

Gându bati, bubuièşti,                                            Gându bate, bubuièşte,

Lumè, ţara minçunèşti.                                           Lumè, ţara minşunèşte.

 

2.      Lumè, ţara-i strinu nostru,                          Lumè, ţara-i străinu nostru,

Că-i băiaşu numa lotru,                                         Că-i băiaşu numa lotru,

Any furat noi numa un cui,                         N-any furat noi numa on cui,

Dăm crucè lu Dïmizou.                                          Dân crucè lu Dïmizo.

 

3.      Iartă, iartă Dïmizole,                                              Iartă, iartă Dïmizole,

Hă ni ièrti lumè, ţara,                                             Hă ne ièrte lumè, ţara,

Ni-ai bătut tu cum ai gândit,                                   Ni-ai bătut tu cum ai gândit,

Lumè ţara ni-o strănit.                                           Lumè, ţara ni-o înstrănit.

 

TRADUCTION FRANÇAISE

 


Feuilles vertes, feuilles vertes,

La chance vient, la chance s’en va,

Le souci frappe, le souci gronde

Le monde entier ment

 

Le monde entier est notre ennemi,

Car le Beash n'est qu'un voleur

Nous n’avons volé qu’un clou

De la croix du Bon Dieu

 

Pardon, pardon, Bon Dieu,

Et pardonnez-nous, tout le monde,

Tu nous as frappés comme tu as voulu,

Le monde entier nous rejette.


 

Nous réserverons une analyse plus profonde de cette image à la deuxième partie, lorsqu’il s’agira d’identifier les interactions entre le regard porté sur soi et le regard extérieur.

 

 

Les Yéniches et les Travellers

 

Les Yéniches

 

Les Yéniches sont une minorité germanique, dont la formation est un des résultats de la Guerre de Trente ans. Plusieurs familles ont été alors déracinées et ont commencé une vie itinérante. On les trouve aujourd’hui en Allemagne, France, Suisse et un petit nombre en Autriche. C’est sans doute ce mode de vie mobile qui est à l’origine de l’amalgame entre les Rroms, - supposés mobiles, - et les Yéniches.

Le parler dit des Yéniches est à base d’allemand et d’alsacien mais on y trouve aussi quelques mots yiddish, hébreux, rroms ou latins. Les linguistes allemands qualifient le parler des Yéniches de "Sondersprache" – langue latérale. Stigmatisée, cette minorité a souffert des persécutions nazies, mais aussi, pendant longtemps, de la politique des autorités suisses. Ainsi, par exemple, la Fondation «Pro Juventute» a créé, en 1926 l'Oeuvre des Enfants de la grand route, qui a consisté, entre 1926 et 1972, à arracher des enfants yéniches à leurs familles pour les placer dans des institutions spécialisées[7]. L'écrivain Mariella Mehr, docteur honoris causa de l'université de Bâle, consacre la plupart de son œuvre littéraire, sous forme d'anecdotes brèves, amères et percutantes à dénoncer les exactions de ces institutions sur elle durant son enfance et sa jeunesse (Kinder der Landstrasse, Drama, Zytglogge, Bern, 1987, ou encore Age de pierre, trad. par Jeanne Etoré, Aubier-Montaigne, Paris, 1987, pour ne citer que deux de ses livres).

S’il est vrai que, historiquement, les Yéniches ont partagé le sort réservé aux « Tsiganes », il est aussi évident qu’ils se distinguent des Rroms, et y compris des Sintés du Nord (Manouches), avec une partie desquels certains partagent, notamment en France le même mode de vie itinérante ou semi-itinérante (http://reso.blogs.com/crealiens/2005/02/des_yniches_sex.html et aussi http://sca.lib.liv.ac.uk/collections/gypsy/travell.htm).

Les Travellers

 

Appelés aussi Tinkers, dénomination qu’ils rejettent comme dévalorisante, les Travellers se trouvent essentiellement en Irlande (23.000) en Grande Bretagne (15.000) et aux Etats-Unis (7.000)[8]. Il s’agit d’une population qui a été formée progressivement à partir de familles paysannes poussées sur les routes en raison des famines récurrentes. Malgré leur nom de « Travellers », très peu de personnes de ce peuple sans territoire compact mènent une vie mobile aujourd’hui. Il faut donc voir dans le mot « Travellers » non pas la traduction de « voyageurs » ou de « gens du voyage », mais un ethnonyme appliquée à une population qui s’est créé une identité spécifique en menant une vie mobile pendant des siècles.

Leur origine est très vraisemblablement celte, comme le montre le vocabulaire de leur langage, le shelta, appelé aussi « cant » ou « gammon » selon ses variantes locales. Des chercheurs ont pu estimer que cette langue était très ancienne, datant du XIIIe siècle, voire avant et qu’elle a aurait utilisée par des poètes irlandais du XVIIe siècle.

La force de identité des Travellers est, du moins en partie, due au rejet de la société environnante dont ils sont souvent victimes. Le nom « Tinkers », viendrait de l’irlandais, langue dans laquelle il signifie « rétameur ». En effet, poussés à une vie mobile à la suite de crises, les Travellers ont du adapter leurs activités économiques à ce mode de vie, tout comme les Rroms d’Angleterre (les Romanichals). Ce n’est d’ailleurs pas la seule ressemblance entre ces deux populations. Les discriminations ou les législations et les politiques à leur égard, notamment en matière de stationnement, les ont poussées à des stratégies communes, et même à des combats communs, mais sans que les deux populations se fondent en une seule.

De plus en plus, les Travellers exigent une reconnaissance en tant que tels auprès d’organismes internationaux. Ainsi, une représentante Traveller posait à une conférence du Bureau des Institutions Démocratiques et pour les Droits de l’Homme de l’OSCE (Conférence de l’OSCE sur l’antisémitisme et autres formes d’intolérance, side-event sur la mise en œuvre du Plan d’Action de l’OSCE pour l’amélioration de la situation des Rroms et Sintés dans la zone OSCE, Cordoue, 9 juin 2005) la question si cette institution envisageait de reconnaître formellement l’existence d’une minorité traveller, comme elle l’a fait pour les Rroms et Sintés.

La présentation de ces quelques minorités sans territoire compact, qui ont été amalgamées et classées dans une catégorie unique, - Tsiganes ou autres termes équivalents, -  montre qu’on est en présence de plusieurs identités différentes aussi bien du point de vue historique que du point de vue linguistique ou encore culturel. La confusion en la matière vient donc non pas des intéressés eux-mêmes, mais de l’extérieur. Y compris lorsqu'ils s'associent au point de vue extérieur, ce n'est pas quelque chose qui part d'eux, mais plutôt une réponse à la sollicitation extérieure. Ils sont en effet le plus souvent objets que sujets de la question. Cependant, les intéressés sont encore aujourd’hui conscients de leur identité. Une des preuves de ce constat est la pluralité des termes utilisés pour les désigner et, souvent, la différence de ces termes selon qu’on se place à l’intérieur ou à l’extérieur de ces populations. Ce qui a quasi systématiquement prévalu lorsqu’il s’est agi d’étudier ces minorités était leur mode de vie. Or, un mode de vie est tributaire d’aléas des plus divers et dès lors il est tout à fait normal que des personnes ou des groupes humains d’origines diverses, de milieux divers, de cultures diverses, puissent être amenés à adopter des modes de vie identiques à la suite de tel ou tel événement.

L’origine du terme «Tsigane » et sa popularisation est illustratif des mécanismes qui ont conduit aux amalgames entre ces différentes populations. Il dérive du grec « athigganoi ». Ce terme désignait dans l’empire byzantin une secte manichéenne de l’obédience de Mélchisedes qui circulait et pratiquait la magie. Se considérant comme « purs » et considérant les autres comme « impurs », les membres de cette secte refusaient tout contact physique avec les autochtones, d’où l’appellation « athigganoi », - celui qu’on ne peut pas toucher. Il est à noter qu’il ne s’agit pas d’intouchables dans le sens où l’on l’entend dans le contexte indien, mais plutôt de l’inverse. Cette secte a disparu à la suite de persécutions et dernières preuves de leur présence dans l’empire byzantin datent du IXe siècle, soit quelques siècles avant l’arrivée des premiers Rroms. Présent dans l’esprit des populations de l’empire byzantin à travers les contes sur les « athigganoi », le terme a été réactivé pour désigner ce nouveau peuple qui ressemblait à l’image transmise par le folklore sur les athigganoi. Il s’agit historiquement du premier amalgame entre populations différentes, amalgame qui sera concrétisé dans les appellations « Tsigane », « Zigeuner » ou « Zingari » et qui parcourra l’Europe avec les Rroms. Les populations européennes, mais aussi les chercheurs, prendront le relais pendant des siècles.


II. L'identification comme « Tsiganes » - un concept forgé à l’extérieur des populations auxquelles il s’applique

 

Il s’agit dans cette deuxième partie d’expliquer comment le concept de « Tsiganes » a été forgé et a circulé, au point de mettre à l’écart l’autodéfinition des peuples auxquels il est appliqué, mais aussi de mettre en évidence son imprécision et son non-pertinence dès lors qu’il s’agit de traiter des problèmes concrets auxquels sont confrontés ces populations. C’est pourquoi, il convient dans un premier temps de poser la question si oui ou non, « Tsigane » correspond à une réalité et dans l’affirmative préciser s’il s’agit d’une réalité sociale, ethnique ou autre. La pluralité des intervenants en la matière oblige à une analyse détaillée de la relation entre d’une part leur position et d’autre part leur positionnement vis-à-vis de cette question. Aussi, il convient d’identifier, dans la mesure du possible, les éventuels facteurs objectifs qui rendent la réponse à une telle question difficile.

 

Choisir entre l’exotisme, le goût pour le mystérieux et la rigueur

 

Cette alternative est systématiquement posée à divers acteurs, notamment à des artistes et des producteurs. S’il est vrai que le terme « tsigane » est le résultat d’une erreur commise d’abord par des paysans byzantins pour se généraliser par la suite, le temps que ce processus de vulgarisation du terme, après ses adaptations linguistiques, a bénéficié à son ancrage dans les esprits. D’ailleurs, les contextes historiques particuliers dans lesquels ce processus s’est déroulé ont fait que, du moins localement, le terme « tsigane » a eu aussi du bon. A titre d’exemple, les musiciens tsiganes dans l’empire d’Autriche-Hongrie ont bénéficié de nombreux avantages, contrepartie de leur apport dans les cultures de l’empire. Or, on observe que même là, la terminologie varie selon qu’on parle des musiciens ou des autres. L’archiduc Joseph de Habsbourg, qui conformément à la tradition de la famille avait appris des langues de l’empire, comptait parmi celles-ci le rromani et il a tenu pendant des années de la correspondance écrite avec des Rroms, en langue rromani. La publication récente d’un recueil de ces lettres (Rezmuves 2003) montre que le mot « Rrom » y est systématiquement utilisé par les correspondants.

Il n’empêche que la réputation de la « musique tsigane », impose une telle appellation lorsqu’il s’agit de faire la promotion d’un concert ou d’un album de musique, et il en va de même pour la quasi-totalité du folklore. Une recherche récente sur les tsiganes russes musiciens de cabaret à Paris (Galitzine 2004)  explique fort bien les enjeux et les mécanismes d’interaction des multiples facettes de l’identité.

On peut donc comprendre intellectuellement, que dans un contexte particulier, comme celui que nous venons de citer, le mot « tsigane » prévale. Or, s’il y a un enjeu commercial important lorsqu’il s’agit de la vente d’un disque, qu’est-ce qui empêche un ethnologue, un sociologue ou encore un journaliste, à faire prévaloir la rigueur professionnelle ? La réponse tient surtout aux méthodes de travail. Il semble que les écrits sur les Rroms reprennent trop souvent les mêmes idées et les mêmes schémas, souvent sans vérifier leur exactitude ou leur actualité. Ian Hancock, un célèbre chercheur rrom, professeur à l’université d’Austin au Texas (2003:67) écrit que « la plupart des gens reçoivent encore leur information sur les Rroms des livres plutôt que d’une expérience de première main ». Il s'agit certes d'une réalité qui n'est pas propre à la connaissance des Rroms mais elle mérite réflexion car, il ne s'agit pas ici de l'homme ordinaire, mais de chercheurs, et par conséquent elle explique en grande partie la teneur des informations disponibles sur les Rroms. Il y a en effet une série de thèmes récurrents en ce qui concerne les travaux sur ce peuple. Généralement, on parle des métiers traditionnels, de leur organisation sociale, et surtout de leur mode de vie mobile, alors que seulement 3 à 4% des Rroms en Europe ont un mode de vie mobile ou semi-mobile. Est-ce que ce sont là des éléments clé de l’identité rromani ? Nous ne le pensons pas. Le rromanipen (le fait d'être Rrom et de respecter les principes et les valeurs de la culture rromani) est avant tout construit autour de la langue rromani et d’un certain nombre de valeurs culturelles. Pendant mon expérience en tant que militant associatif j’ai systématiquement constaté que le seul fait de se présenter à un groupe d’inconnus de Rroms en langue rromani suffit pour qu’on soit identifié en tant que Rrom, et les légères différences dialectales qui peuvent exister occupent dans la discussion une place beaucoup plus importante que les métiers ou encore tel ou tel rite particulier. Ceci reste vrai y compris lorsqu’il s’agit de Sintés ou de Kalé. Même lorsque la communication en rromani est impossible, - avec les Kalés et avec une partie des Sintés qui ne parlent plus en romnepen[9]. En effet, à l’occasion d’un premier contact avec des Sinté et des Kalés, ceux-ci essaient, - et parfois avec un grand effort, - de se rappeler les quelques mots rromani qu’ils ont pu entendre dans leur famille et de les ressortir en demandant si on les connaît et s’ils signifient ce qu’ils pensent. L’accent mis sur les aspects les plus folkloriques lorsqu’il s’agit de parler de l’identité des différentes communautés rroms tient donc à des a priori qui, pour être généralisées au cours des siècles, ne sauraient être imputés aux seuls auteurs qui les ont, de manière plus ou moins inconsciente, intégrés dans leurs travaux sur les « Rroms » ou, le plus souvent, sur les « Tsiganes ». Il ne s’agit pas toujours des préjugés négatifs, loin de là. Comme le souligne Ian Hancock (2003 :4) « comme si la vraie histoire du peuple rrom n’était pas déjà suffisamment fascinante, la compulsion des auteurs pour nous rendre mystérieux et [comme venant] d’un autre monde continue aujourd’hui encore ». On doit en effet admettre que le fait pour un auteur de s’intéresser à une population méconnue, mystérieuse et insaisissable est un excellent atout pour mettre en valeur son travail, d’où parfois les exagérations et les spéculations sur « les fils du vent ». A l'entrée d'une exposition récente sur les Tsiganes à Budapest (exposition "Tsiganes-images – Images tsiganes", Budapest, mai 2005), on pouvait lire:

" Le regard sur les Tsiganes se situe entre :

a.La découverte émerveillante des “sauvages européens”, au tout début du 20ème siècle ;

b.La documentation ethnographique positiviste des métiers traditionnels ; 

c. L’enregistrement des apparitions cérémonielles des gens dans un studio;

d.                 Les rapports du “hurrah-optimisme” censés marquer l’avancement social;

e. La “reality-exploration” de la socio-photographie;

f.  La position libérale de l’anthropolgie"

 

Il est aisé de démontrer comment la méthode utilisée pour traiter un sujet relatif aux Rroms peut conduire à des erreurs qui, étant donné l’histoire des travaux sur ce peuple, risquent de se répéter pendant très longtemps dans des ouvrages publiés des années, voire des siècles plus tard. Prenons par exemple le cas des métiers traditionnels, sujet privilégié d’une grande quantité des travaux sur les Rroms. La plus grande précaution est conseillée ici car la tentation aux raccourcis est grande et ils mènent à des conclusions fausses. A titre d’exemple, le groupe « Mećkar » des Rroms d’Albanie tient ce nom du serbo-croate « mečka – l’ours ». Or, jamais dans l’histoire les Mećkars n’ont été montreurs d’ours, alors que ce métier était exercé par d’autres groupes rroms. Aussi, il existe un autre groupe de Rroms en Roumanie, les Ursari, dont le nom vient du roumain « urs – l’ours » mais qui n’ont pas de lien particulier avec les Mećkars d’Albanie. Or, si le chercheur connaît les étymologies de ces deux mots, il sera tenté à faire un lien entre les deux communautés, ou alors, présenter les Mećkars de l’Albanie comme des montreurs d’ours, ce qu’ils n’ont jamais été. La ressemblance des noms des groupes est aussi déroutante parfois. Ainsi, par exemple, les Karderari de Bulgarie sont systématiquement perçus comme des Rroms kalderar, alors qu’ils s’agit, linguistiquement et historiquement, de deux groupes rroms différents. La classification des Rroms en groupes est un sujet très intéressant, mais suffisamment conséquent et complexe pour qu’il ne soit pas entré dans les détails ici. Notons tout simplement que, tenter de faire une telle classification sans avoir défini en avance les Rroms d’une façon juste et claire, en les distinguant d’autres peuples sans territoire compact qui ont pu être amalgamés avec eux sous l’étiquette de « tsiganes », est impossible.

On voit aussi écrit, parfois, que l’identité rrom est quelque chose de flou, dont on ne peut pas saisir les contours, et que les Rroms eux-mêmes ne savent pas vraiment qui ils sont. C’est ce que fait par exemple, Isabel Fonseca, cité par Ian Hancock (2003 :63)  en soutenant que cette « identité vague » qui aurait permis aux Rroms d’être « ce qu’il voulaient être ». Evidemment, ce qui peut être vague ce n’est pas l’identité des Rroms, mais bien l’identification de ceux-ci par l’extérieur comme « Tsiganes », y compris quand le terme n’est pas utilisé. De plus, on ne saurait logiquement soutenir que, dans l’hypothèse où les Rroms auraient maintenu le flou autour de leur identité, cela ait été à leur profit. Autrement, comment expliquer qu’une majorité écrasante d’entre eux se trouvent dans des situations de détresse sociale profonde et que, depuis le premier congrès international des Rroms en 1971 l’accent soit mis sur la promotion et la vulgarisation de la langue, de la culture et de l’identité rrom?

Le caractère flou et mystérieux de l’image des Rroms est donc plus du aux évolutions des sociétés environnantes que au manque d’information au sujet des e ce peuple. L'immobilisation des non-Rroms par les travaux agricoles et les structures d'économie féodale, puis plus tard par l’industrialisation, l’urbanisation et l’individualisme qui en ont résulté, ont fait de « l’univers tsigane » une sorte d’échappatoire imaginaire pour un grand nombre de personnes. L’expression « vie de bohème » est là pour en attester. C'est sur cette fascination que repose le côté positif du stéréotype ainsi formé, tandis que la différence entre l'image projetée du tsigane (et dans certains pays du juif), constituaient a contrario un facteur de renforcement de l'identité non-rrom. Dans cette opposition, au citoyen laborieux et honnête se trouvent les accusations constituant la face négative du stéréotype, avec l'ambiguïté qui est perpétué par l'usage du mot "tsigane".

L’attachement à des traits spécifiques, - mais pas forcément essentiels, - des Rroms est donc lié, en grande partie, au fait que les recherches sur les Rroms sont faites, à quelques exceptions près, de personnes non-rroms. Le regard porté sur le sujet est, dès lors, extérieur, sans que le mot « extérieur » soit péjoratif en quoi que ce soit. Aussi bien le collectage et le traitement de l’information recueillie que les conclusions tirées risquent dès lors d’être faussés.

 


Le parasitage dans l’échange entre Rroms et non-Rroms

 

Nous avons choisi ce titre imagé pour présenter les considérations et les intérêts, - souvent non avoués, - qui interfèrent dans le dialogue entre Rroms et non Rroms lorsqu’il est question de l’identité des Rroms. Il semble que leur influence soit parfois ignorée et c’est d’autant plus regrettable que se forme ainsi une sorte de cercle vicieux : l’absence d’identification des intérêts divers qui interfèrent dans l’échange de l’information fausse celle-ci, qui à son tour, une fois circulée, renforce les idées reçues en leur donnant une « base scientifique ».  Avant de voir le détail des problèmes de communication, il convient de noter que deux facteurs leur servent de catalyseur : l’extériorité de l’intervenant / interviewer, comme indiqué plus haut, et l’influence des écrits existants.

L’extériorité de l’interviewer joue principalement de deux manières et à des stades différents :

-         Surtout au début de l’interview, les rôles interviewer / interviewé se cumulent chez les deux personnes. En revanche, si l’interviewer se sait dans ce rôle, il n’a pas toujours conscience du fait qu’on l’interroge aussi, puisque l’interviewé ne pose pas de questions. En revanche, il joue sur l’utilisation des termes différents jusqu’à ce qu’il trouve, avec plus ou moins de précision, le terme qu’il doit utiliser (Tsigane, Gitan ou Rrom) en face de l’interviewer.

-         Au même temps, et c’est bien connu, l’interviewé a toujours tendance à donner les réponses que l’interviewer attend de lui. Or, que se passe-t-il quand il n’a pas de réponse et qu’il ne sait pas non plus ce que l’interviewer voudrait entendre ? Ainsi, si on demande à un Rrom quelle est la différence entre un Rrom et un Beash, question que, on peut dire, personne n’est habitué de voir posée par un ethnologue en ces termes, ce qui primera dans la formulation de la réponse sera la certitude que les deux sont des tsiganes. Par conséquent, l’interviewé dira vraisemblablement « ils ne parlent pas le rromani ». Dans d’autres cas, par exemple lorsque la question n’est pas posée pour soi mais en tant qu’un élément d’une discussion sur une problématique plus large, on appellerait les Beash aussi des « photocopies », c'est-à-dire pas des « tsiganes originaux ». On voit donc que la primauté de la représentation de ces communautés dans l’imaginaire extérieur, y compris quand on interroge un Rrom, et qu’on utilise le vocabulaire approprié, empêche d’avoir une réponse véritable à la question précise. A fortiori, lorsqu’on parle de « Tsiganes », l’interviewé n’aura même pas à penser aux représentations et aux perceptions de l’interviewer. Rrom ou Beash, on est de toutes façons Tsiganes et la réponse attendue est immédiatement identifiée.

Les mécanismes présentés jusqu’à ce stade sont omniprésents et ceci indépendamment de l’objet de l’interview ou de l’identité de l’interviewé. D’autres s’ajoutent ratione personae. Par exemple, demander à un Beash employé par une ONG ou par un gouvernement pour mettre en place un projet sur telle ou telle problématique relative aux Rroms de dire si les Rroms et les Beash sont une même communauté, reviendrait à lui demander si oui ou non il tient à son emploi. Un chercheur sérieux ne poserait donc pas une telle question, à condition qu’il sache à l’avance qu’il est en train de la poser à un Beash. Mais qu’est-ce qui permettrait à ce chercheur de savoir si c’est un Beash ou bien un Rrom ? Sauf à le connaître personnellement, pas grand-chose. Même la connaissance du rromani n’est pas toujours d’un recours énorme, puisque il y a aussi des Rroms qui ne parlent plus leur langue, surtout parmi ceux employés à des postes importants.

Il en va de même lorsque la personne interviewée joue un rôle politique. Un exemple illustratif est celui d’un parlementaire rrom du Kosovo, au discours extrêmement fluctuant lorsqu’il s’agissait des Rroms et des Balkano-Egyptiens. En l’espace de quelques minutes, il les considérait à la fois comme membres d’une seule communauté, puis de deux (distinguant les Rroms d’une part des Ashkalis et Egyptiens d’autre part) ou bien comme trois communautés différentes. Sa position était cependant beaucoup plus stable lors de la campagne électorale, où il parlait de la communauté RAE (Rroms, Ashkalis et Egyptiens), ce qui lui permettait de s’attirer les votes de plus de personnes. Voilà donc une autre difficulté qui se pose, même lorsqu’on fait un effort préalable de partir sur le terrain avec une information solide sur les communautés qu’on interrogera. Cela peut paraître évitable, mais l’expérience montre que sans une très bonne connaissance du terrain, de la diversité des acteurs, de leurs enjeux respectifs, de leurs relations etc. un travail de recherche sur l’identité de ces population est extrêmement difficile.

Le deuxième facteur qui joue dans le maintien de la confusion et du flou est, sans doute, l’influence des écrits existant sur les minorités en question. Il est connu qu’on peut trouver exactement les mêmes erreurs dans des écrits d'auteurs différents, de lieux et d’époques différentes.

Parfois l'origine de ces inexactitudes récurrentes est une affirmation hypothétique qui devient une affirmation. L'exemple le plus saillant de ce phénomène est la thèse selon laquelle les Kalés seraient parvenus dans la péninsule ibérique en passant par l'Afrique du Nord. L'hypothèse a été émise d'abord par Colocci dans les années 1880, dans le célèbre Gypsy Lore Society. Pourtant, l'auteur avait bien indiqué q'il ne s'agissait que d'une hypothèse et il avait matérialisé cela sur la carte par un trait en pointillés traversant l'Afrique du Nord. Dans les dix ans qui ont suivi, Miklosić a rejeté cette hypothèse avec un argument convaincant: il n'y a pas, dans la langue kalo, de mots d'origine arabe, alors qu'en revanche, on y trouve des mots d'origine slave, qui n'ont pu être intégrés dans le parler des Kalés que dans les Balkans. Les Gitans ne seraient donc pas passés par l'Afrique du Nord mais auraient atteint la péninsule ibérique après un séjour dans les Balkans. Or, même si l'hypothèse initiale de Colucci a été démentie dans un temps relativement court, nombreux ont été ceux qui ont continué, à s'y référer pour affirmer le passage des Gitans par l'Afrique du Nord, ignorant l'argument, pourtant solide, de Miklosić.

Parfois il s'agit d'une mauvaise interprétation d'une information. Prenons un exemple pour illustrer le propos : la kris rromani, une institution traditionnelle très importante, même si elle est en perte de vitesse actuellement, consiste en un conseil ad hoc chargé par des parties en litige de trancher celui-ci. De ce point de vue, ses attributions sont similaires à celles d’un tribunal paritaire, mais la kris ne remplit pas ses fonctions de la même manière qu’un tribunal. Le but final de la kris ne s’arrête pas au règlement du différend. Etant est avant tout un mécanisme de régulation sociale, elle cherche à rétablir les relations normales et pacifiques entre les Rroms qui se confrontent sur une question donnée. Même si elle est habilitée à prononcer des sanctions, - sanctions dont l’exécution n’est assurée que par le respect pour l’institution et la crainte de la mise en écart par le groupe, - elles ne sont là que pour concrétiser le rétablissement d’une situation antérieure que le litige a corrompue. Pour cette raison, la kris et la peine capitale sont antonymiques, et historiquement, aucune kris n’a prononcé une telle peine. Cependant, on trouve parfois, et ce y compris dans des travaux d’une grande qualité, des allusions à au pouvoir de la kris pour prononcer des peines de mort. Voici un exemple tiré du livre « Les Tsiganes » (Bloch 1969:11-12) :

« On connaît en effet de celui-ci [l’empereur Sigismond, roi de Hongrie et de Bohème] une lettre de 1423 " à notre fidèle Ladislas, voïvode des Tsiganes", et ordonnant à tous ses fonctionnaires de "donner bienveillance et protection aux Tsiganes et de les garantir de toutes persécutions et offenses". Et il ajoute un privilège d'importance capitale: "s'il se produit parmi eux quelques dispute ou trouble, dans ce cas, ce n'est pas vous ni personne des vôtres, mais le même voïvode Ladislas qui aura le droit de juger ou d'acquitter. Ce privilège leur a été généralement reconnu, et l’on peut dire qu’il n’a pas cessé d’être en vigueur dans la pratique, au moins dans le cas de condamnation capitale ».

Ensuite, l'auteur en donne comme preuve pour la France une anecdote rapportée par Tallemant des Réaux et qui raconte l'histoire d'un groupe de Bohémiens qui, pour voler dans la maison d'un curé riche et avare, avaient mis en scène la pendaison de l'un des leurs. Le condamné ayant réclamé le curé, ce dernier dut quitter la maison et des Bohémiennes ont pu ainsi entrer dans la maison pour voler. Or, cette anecdote ne dit nullement qu'il y a eu une condamnation. D'ailleurs elle commence par la phrase "Jean – Charles, fameux Capitaine de Bohêmes, fit une fois un plaisant tour à un curé".

Dans d'autres cas encore, les inexactitudes sont le produit d'un cycle qui implique les Rroms. Décrit par Jean-Pierre Liégeois (1976:200), le phénomène a été schématisé par Maruzzi, cité précédemment, comme suit:

 

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Et voici l'explication du schéma telle que donnée par son auteur:

Si nous admettons une information, un fait culturel, par exemple (A), purement rrom, la constante est que le fait A reste toujours qualifié de "rrom", sans mention des diverses influences. Cet enchaînement est très caractéristiques de toutes les informations relatives aux Rroms (à part quelques auteurs vraiment rigoureux) et est rendu possible pour un fait absolument capital: c'est que justement les Rroms n'ont pas d'histoire documentée par eux-mêmes (absence d'archives).

D'autre part, il n'y a pas de critiques des sources. Les auteurs gaʒe ont souvent pris pour argent comptant ce que racontaient les Rroms et les Rroms récupérant chez les gaʒe des informations qui les valorisent les "digèrent" sans se poser de questions car pour eux "ce qui est dans les livres" est forcément la vérité.

On voit dans le schéma comment, le fait A, après quelques étapes, qui de nos jours peuvent s'accomplir en quelques mois, voire, grâce à l'Internet, en quelques semaines, devient A''' et retourne à son point de départ, chez les Rroms, en tant que vérité, sans que les Rroms sachent qu'ils ont été eux-mêmes à l'origine de cette "vérité" qu'ils "découvrent".

Le cycle de Maruzzi est parfois très court, avec très peu d'étapes. Si l'on en reste à la terminologie, nous pouvons illustrer notre propos par le terme "Gitan", utilisé non seulement par des Kalés, mais aussi, parfois, par des Rroms fraîchement arrivés en France de pays de l'Est et qui n'ont jamais visité l'Espagne. Il s'agit d'une sorte "d'adaptation du vocabulaire au contexte géographique", mais sans d'autres facteurs, cette adaptation aurait pu avoir la vie très courte et n'aurait pas pris les dimensions qu'elle connaît. En effet, si les Français connaissent et utilisent les trois mots, - Gitans, Manouche et Rrom (ou Tsigane), - cela veut dire qu'ils distinguent dans l'absolu trois réalités. Rien ne pousserait donc un Rrom de se dire "Gitan". S'il voulait être identifié en France d'une manière distincte des Kalés  ou des Sintés sans craindre de ne pas être compris, il pourrait se présenter comme "Tsigane". Or, même avec l'existence de trois termes différents, les référents sont devenus confus, rendant les termes interchangeables. Un rôle considérable dans cette configuration a joué la diffusion du film "Dom za vešanje", du réalisateur célèbre Emir Kusturica, sous le titre "Le temps des Gitans". La traduction du titre original de ce film est "(une) Institution pour la pendaison". Pour attirer le public français, le titre da la version française a donc été modifié, et l'idée que les Rroms d'ex-Yougoslavie sont des Gitans a été diffusée en même temps que le film. Les Rroms yougoslaves eux-mêmes, bien qu'ils soient connus pour avoir gardé une forte identité ethnique, ont fait leur ce raccourci et il est très courant d'entendre des Rroms de la banlieue nord de Paris se dire "Gitans yougoslaves", ce qui est une absurdité.

 

A quoi correspondrait l’identité tsigane ?

 

Dire qu’il n’existe pas d’identité tsigane serait être d’aussi mauvaise foi que ceux qui déclarent qu’il n’existe pas une beash ou une identité rromani. Il existe certainement une identité tsigane, identité d’ailleurs qui, sans la remettre en cause, met un bémol à l’affirmation selon laquelle (Bayart 1996 : 10) « il n'y a pas d'identité naturelle qui s'imposerait à nous par la force des choses. [...] Il n'y a que des stratégies identitaires ». En l’occurrence, les stratèges de l’identité tsigane ne sont pas issus des populations communément appelées « tsiganes ». Comme nous l’avons pu constater, l’être tsigane est une réalité sociale, imposée par l’exclusion de l’entourage, et  dans laquelle sont tombées toutes sortes de populations. Se trouvant dans une même réalité sociale, ces diverses populations ont pu créer des liens, - même si, en pratique, ces liens restent très limités, et c’est regrettable. Elles ont pu aussi avoir des comportements similaires, mais ce n’est pas en raison d’un quelconque sentiment d’appartenance à un ensemble commun et cohérent, mais en raison de la similitude des situations dans lesquelles elles se sont trouvées : les métiers itinérants par exemple, exercés par les Sintés, les Yéniches et les Travellers sont dus à l’origine à l’impossibilité de s’établir dans un lieu.

Au-delà du fait que les termes « Tsigane » et ses équivalents dans d’autres langues soient des exonymes, ils reflètent non pas une identité ethnique ou culturelle mais une catégorie sociale. L'image que ces termes véhiculent est en outre souvent fausse et dévalorisante pour ceux auxquels ils font référence. A titre de preuve, observons l'entrée «ţigănie » dans le dictionnaire encyclopédique roumain, édition de 1999 signifie : (a) l'ensemble des tsiganes qui habitent à un endroit (b) le lieu ou habitent (seulement) des tsiganes (c) un comportement répréhensible, fait condamnable et (d) chahut, scandale. Le terme n’est certes pas péjoratif partout, mais suffisamment largement pour qu’il soit évité. Cependant, ceci relève plus du combat politique, - d'ailleurs, notons au passage que ce combat est assez bien mené par les intéressés, - que d’un travail scientifique. Ce qui nous intéresse au premier chef ici est son imprécision du point de vue de l’identification des populations concernées. Le fait que se trouvent classés comme « Tsiganes » uniquement des peuples sans territoire compact, victimes d’ostracisme et de discrimination, est la clé qui permet de comprendre ce que l'identité tsigane signifie, non seulement pour les non-tsiganes, mais aussi pour les tsiganes:

De l'extérieur, ceux qu'on appelle communément "Tsiganes" sont un ensemble de personnes à un mode de vie particulier peu enclin à s'adapter à la norme, parlant éventuellement une langue particulière. Diverses politiques (Liégeois, 1971:146-193) ont  été mises en œuvre pour les sortir de cet état, mais elles ont échoué et les "Tsiganes" continuent à garder leur identité spécifique. En effet, nous  l'avons vu au travers quelques exemples déjà cités: l'interdiction de l'usage de la langue rromani en Espagne, assorti de peines corporelles, l'arrachage des enfants rroms de leur milieu familial et leur placement dans des familles paysannes par Marie-Thérèse d'Autriche-Hongrie, la même politique appliquée en Suisse quelques siècles plus tard par Pro Juventute et visant cette fois-ci les enfants Yéniches sont à considérer comme des progrès par rapport au bannissement et l'envoi aux galères par la monarchie française. Toujours est-il que le but poursuivi était le même: éviter le "désordre social" que cette classe sociale présentait, soit en éloignant les Tsiganes, soit en les transformant de manière à ce qu'ils se fondent dans la société environnante. Non seulement la finalité de ces politiques n'est pas camouflée, mais elle est, au contraire, affichée comme noble. Pour Marie-Thérèse par exemple, le placement des enfants rroms dans des familles paysannes pour en faire des "nouveaux Magyars" n'était qu'une interprétation de la philosophie des lumières. Plus près de nous, deux autres exemples:

En Grande Bretagne, la section 16 du Caravan Sites Act adopté en 1968 donne une définition légale de "Gypsies" en ces termes: "personnes de mode de vie nomade, quelle que soit leur race ou leur origine, à l'exception des forains et des personnes engagées dans les cirques itinérants". On remarque dans cette définition deux choses importantes:

-         seul critère de définition, le nomadisme en fait n'en est pas un parce que les forains et les circassiens en sont expressément exclus de la catégorie "Gypsies", bien qu'ils nomadisent

-          la "race" ou l'"origine" ne sont pas pertinentes dans cette définition officielle. C'est une affirmation très claire que "Gypsies" ne correspond pas à une identité ethnique, culturelle, linguistique ou nationale

A partir de ces constats, la conclusion est que "Gypsies" est une catégorie sociale dans laquelle on peut entrer et d'où on peut sortir aussitôt que, sans être forain ou circassien, on prend  ou on arrête le voyage. Dans le pays du Common Law, la Cour d'appel de Londres décida quand même qu'aux fins du Race Relations Act, une législation anti-discrimination, les "Gypsies" sont bien un "groupe racial".

 En France, dans une émission diffusée en février 2005 sur la chaîne éducative et culturelle France 5, un criminologue, Xavier Raufer constatait que " La troisième République avait fait de gros efforts pour sédentariser les clans, encore aujourd’hui la composante criminelle y est très enracinée, au grand désespoir des autres, bien entendu, qui essaient de se faire une vie normale…". Le concept de "Tsiganes" et l'image qui lui correspond transcendent donc les idéologies, elle garde son uniformité au-delà des époques et des régimes politiques. En effet, on retrouve cette même image en Hongrie, dans la vision colportée même chez les ethnographes modernes, comme par exemple l'a révélé une fois de plus l'exposition " Images, Tsiganes, Tsiganes – Images". Voici deux textes qui accompagnaient les photos exposées:

"Dans les années 50 et 60, la catégorie “tsigane” signifiait plutôt une distinction sociale qu’une distinction ethnique, il était utilisé pour identifier une classe spéciale (pauvre de la société essayant, ou même n’essayant pas, de s’intégrer. Donc, éradiquer la pauvreté aurait provoqué la disparition de cette classe" 

Précisons ici deux choses:

D'abord, étant donné la vitesse à laquelle les représentations évoluent, il serait difficile de soutenir que, à l'espace de quarante ans, le terme "tsigane" ait changé de signification, surtout que très peu a été fait en ce sens, en termes d'information sur les populations en question.

Ensuite, le fait qu'il s'agisse d'une exposition de photos est significatif en soi: peut-on raisonnablement prétendre donner à la catégorie "tsiganes" une autre signification, - si tant est qu'une autre signification existe, ce qui reste à démontrer, -  par l'exposition de photos? Rien n'en est moins sûr, puisqu'en règle générale les images cristallisent les stéréotypes existants et ceci, indépendamment de ce qu'on photographie.

Il apparaît donc que l'identité tsigane n'est autre que l'image d'un certain nombre de peuples sans territoire compact telle que photographié par autrui: un cliché dont la qualité aussi bien que la teneur sont  tributaires de la lumière posée sur ces peuples sans territoire compact autant que des qualités du photographe. La ressemblance ou la dissemblance de ce cliché avec l'objet photographié, à savoir la véritable identité de chacun de ces peuples sans territoire compact ne sont questionnées, au meilleur des cas, que par les photographes, soient-ils des professionnels (historiens, anthropologues, linguistes etc.) ou bien amateurs, - il est beaucoup plus facile de se poser en expert sur les Tsiganes que sur d'autres populations ou sujets, même si cela  n'est pas fait dans un cadre institutionnalisé. En effet, chacun a sa propre opinion, souvent bien arrêtée, sur les Tsiganes.

 

 

Zone de Texte: Tsiganes

 

Dans ce schéma, les Rroms et les Beash présentés par des cercles en trait continu, s'identifient eux-mêmes et mutuellement, d'où les flèches également en trait continu. L'ensemble "Tsiganes" est, lui, représenté par une ellipse en pointillés, tout comme la perception que la population majoritaire a sur elle, en raison de son caractère plutôt vague et indéfini. Les flèches en pointillés représentent des faits unis par un lien cause - conséquence: En raison de l'ignorance sur les deux identités sans territoire compact présentées ici, la population majoritaire les perçoit comme une catégorie sociale, appelée "Tsiganes".

La position des intéressés eux-mêmes face à l'appellation "Tsiganes" varie:

Ø      Soit ils n'identifient pas le concept que ce terme traduit, croyant que "Tsigane" d'une part et "Rroms" ou "Beash" d'autre part sont  des synonymes; ceci est valable surtout lorsque les personnes se trouvent en un lieu autre que celui où ils résident habituellement ou dans un contexte inhabituel. Il se produit parfois dans ces cas un phénomène similaire à ce qui a poussé certains Albanais à croire que "Cigan" ou même "Evgjit" étaient des synonymes d'"arixhi" mais non péjoratifs.

Ø       Soit, tout en identifiant ce concept, ils restent indifférents car, dans les situations sociales auxquelles ils sont relégués, distinguer "Rroms" ou "Beash" de "Tsigane" n'est absolument pas une priorité.

Ø      Soit ils s'approprient l'image du cliché, selon le cycle de Maruzzi (v. supra). C'est ainsi que le mot "tsigane" est utilisé aussi par des Rroms et des Beash, tout comme le mot "Magjup" est utilisé par des Balkano-Egyptiens et par des Rroms. La probabilité d'appropriation de le l'image des autres en tant qu'identité personnelle ou de groupe accroît lorsque les traits caractéristiques de l'identité réelle du groupe, telles qu'observées ailleurs, sont affaiblis ou ont disparu chez la personne ou le groupe en question.  

Lorsque le mot "Tsigane" ou ses équivalents sont utilisés par les intéressés eux-mêmes, - Rroms ou autres, - en quoi consistent-ils dans leur bouche? Le concept de "tsigane" c'est ce qui fait le lien entre les deux réalités: la réalité de la minorité en question et celle de son environnement, - c'est-à-dire la population majoritaire mais aussi, le cas échéant, l'autre minorité qu'on désigne comme "tsigane". Dans la plupart des cas, la nécessaire rapidité du dialogue et, plus largement, de l'échange, rend nécessaire l'utilisation d'un vocabulaire et de concepts connus par les deux interlocuteurs, même si au fond, cette connaissance n'est que très superficielle. Mais il y a aussi le fait que, dans la plupart des cas, pour ne pas dire systématiquement, les thèmes traités impliquent une catégorisation sociale, et non pas ethnique. La distinction des identités véritables, celles ethniques, est alors perçu comme un luxe qu'il serait non seulement naïf mais parfois préjudiciable, de se payer. Lorsque, relégué à l'exclusion, on se voit proposer une aide, ou soutien concret, que dire au bienfaiteur qui s'exclame: "j'aime mes Tsiganes" ? C'est un cercle vicieux dans lequel des entités ethniques sont considérées ensemble comme une même et seule catégorie sociale, elles sont traitées comme telle, - qu'il s'agisse d'un traitement bienveillant ou malveillant d'ailleurs, - et elles finissent par se considérer comme telle. Dans le schéma suivant, on remarque à la fois le reflet de la perception de la population majoritaire, représenté par des flèches qui commencent non pas des cercles "Rroms" ou "Beash", mais de l'ellipse "Tsiganes" et la reprise de cette perception par les groupes eux-mêmes, sous la forme d'une flèche bijective. Toutefois, cette réappropriation de la perception d'autrui sur soi ne se substitue pas à la perception que chaque groupe a de soi, ni à celle qu'il a de l'autre groupe. C'est pourquoi nous la représentons par une flèche discontinue, pour mettre en évidence son caractère à la fois conjoncturel, - l'identification comme "Tsigane" répond le plus souvent à des circonstances particulières, - et non généralisé, - il s'agit d'une identification personnelle ou, tout au plus, de petit groupe, mais non pas d'une identification collective au sens propre du terme. Concrètement, une telle identification peut se traduire sous la forme d'intermariages ou de relations privilégiées entre les deux groupes. On observe notamment ces phénomènes parmi les Rroms et Balkano-Egyptiens de Prizren et, dans une moindre mesure, entre les Rroms et les Beash de Roumanie ou encore entre les Sintés du nord (Manouches) et les Yéniches. Zone de Texte: Tsiganes

Il n'en reste pas moins que, même là où il existe des relations privilégiées entre ces populations, le processus d'acculturation n'aboutit ni à une fusion des deux identités en une seule, ni à l'assimilation de l'ensemble d'un groupe à l'autre. Par exemple, une femme balkano-égyptienne qui épouse un Rrom apprend systématiquement le rromani, ne serait-ce parce que c'est la première langue de communication de sa belle famille, et les enfants du couple auront aussi le rromani comme première langue. Il se produit alors une sorte de "naturalisation" de la bru, elle est considérée comme rromni à partir du moment où elle a épousé un Rrom et qu'elle commence à parler le rromani. Cependant, c'est seulement la bru qui est considérée comme rromni, et non pas sa famille. L'identification comme "magjupë" dans ce cas rapproche les familles, tout comme l'identification en tant que "ţigani" rapproche les familles respectives d'un couple mixte rrom – beash. L'identification du couple, quant à lui, est alors circonstancielle: se trouvant dans la famille de la femme c'est l'"identité magjup" qui primera, et se trouvant dans la famille de l'homme c'est l'identité rromani, y compris pour l'épouse. Le même phénomène est observé chez les couples sinto – yéniches, à deux différences près: la première tient à l'usage d'une langue spécifique, de plus en plus rare chez les Sintés aussi bien que chez les Yéniches. La seconde tient au fait que le dénominateur commun ici est l'"identité du Voyageur".

Identité et identification ne se correspondent pas toujours, y compris lorsque des personnes appartenant à une même identité se trouvent face à face. Il suffit en effet d'un seul élément qui distingue les deux personnes pour qu'il y ait, là aussi, parasitage. Par exemple, entre un rrom de Roumanie (A) et un Rrom du Kosovo (B), A appellera B "rumùnco" et B appellera A "jugoslàvo", même si chacun des deux sait pertinemment qu'il s'agit d'un Rrom. En des termes simples, on pourrait dire qu'ils ne ressentent pas le besoin de dire des évidences: chacun reconnaît en la personne de l'autre un Rrom. L'appellation par référence au pays dont l'autre est originaire traduit l'altérité ressentie comme nécessaire par chacun des deux pour autant qu'une troisième personne non-rrom intervienne et qu'ils se présentent à celle-ci à l'unisson comme des Rroms.

Il est difficile d'évaluer l'impact que la perception extérieure a sur tel ou tel peuple sans territoire compact dans son ensemble et la réappropriation de l'image reflétée. A l'heure actuelle, on peut cependant relever une plus forte influence chez les Beash, comme le montre, entre autres, le texte de la chanson "Feuilles vertes", devenu le hymne de cette population. Il existe effectivement des identités collectives qui ont été forgées autour des douleurs ou d'un sentiment de culpabilité, mais dans le cas des Beash comme dans le cas de n'importe quel peuple sans territoire compact ce choix stratégique semble très inadapté, et ceci essentiellement pour deux raisons: d'une part il pourrait plus probablement justifier l'exclusion dont les communautés beash font l'objet par l'acceptation de celles-ci de fautes qu'elles n'ont pas commises, et d'autre part, donner la priorité à un sentiment de culpabilité imaginée lorsqu'on dispose d'éléments identitaires aussi puissant qu'une langue existante et en usage quotidien serait une erreur. De ce point de vue, les Balkano-Egyptiens s'opposent diamétralement aux Beash. Ne disposant pas de langue propre, ils ont concentré leurs efforts sur la recherche historique. Parfois, dans la recherche démesurée de légitimation de leur identité spécifique, certains d'entre eux vont jusqu'à dire que l'albanais serait leur langue originelle qu'ils auraient apporté d'Egypte. Nous reproduisons ici un extrait du discours prononcé par un chercheur balkano-égyptien à l'assemblée du Kosovo ( Kuvendi i Kosovës) à la demande de Bislim Hoti, président du parti balkano-egyptien "Iniciativa e re démokratike e Kosovës". Les arguments utilisés, parfois tirés de sources scientifiques, tentent de soutenir cette thèse:

 

"Selon Robert d’Andely – "Depuis le temps de Jesus Christ la seule langue qui dominait dans tout l'Empire romain était l'albanais. Par ces temps, le latin et le grec n'existaient pas, tandis que le Sanskrit était uniquement une langue académique et de l'éducation. A. S. Sayce écrit à ce sujet dans "Principes de Philologie comparée" (première publication en 1884 à Paris): "le Sanskrit est absolument une langue d'éducation qui n'a jamais été parlée, comme les documents nous le dissent. Aujourd'hui le Sanskrit est utilisé par des prêtres et des académiques".

Aussi, les saintes écritures qui ont été apportées par différents prophètes (Adem, Ibrahim etc) étaient d'abord écrit en pélasgien sacré – l'ancien albanais.

Le pentateuque et les Gospels étaient certainement écrits en pélasgien-albanais-araméen.

Le Coran aussi était écrit en pélasgien-albanais-arabe sacré.

Le second verset "Bakara" du Coran est arrivée il y a 12,000 ans, et au VIIe siècle Allah régénéra ce livre au prophète Mohammad en arabe sacré qui est venu du pélasgien-albanais.

Sur ce livre sacré qui était écrit en hiéroglyphes égyptiens avec le sens pélasgien-albanais-egyptien, le savant célèbre d'origine albanaise Giuseppe Catapano fait un commentaire dans une de ses publications "Thot-Tat parlava Albanese".

 

Nous voyons donc deux attitudes diamétralement opposées: d'un côté, les Beash, qui négligeant leur langue, bien vivante et particulière, reproduisent l'image négative portée sur eux sous une sorte de victimisation, et de l'autre côté, les Balkano-Egyptiens, sans langue spécifique à eux, qui soutiennent que l'albanais, langue parlée par la population majoritaire dans certaines zones où ils vivent, est non pas une langue empruntée mais la langue qu'ils auraient parlé depuis toujours, y compris avant leur départ d'Egypte. Lors d'entretiens personnels avec des Balkano-Egyptiens du Kosovo, certains soutenaient même que les Albanais tenaient leur langue des Egyptiens, qui l'auraient apporté d'Egypte. Par la suite, furieux d'avoir à reconnaître cette "dette" due aux Balkano-Egyptiens, ils auraient commencé à les haïr. Sans aucun intérêt en soi, comparée à la situation des Beash, cette argumentation montre que le choix de telle ou de telle stratégie identitaire n'est pas uniquement, ni forcément, fonction des armes dont on dispose.

Après ces démonstrations, force est de constater que l'"identité tsigane" n'en est pas réellement une. Or, le terme persiste, et il persiste beaucoup plus dans la bouche des autres que dans la bouche de ceux à qui on l'attribue. La désignation de ces groupes comme "tsiganes" est clairement une négation de leurs identités respectives, rappelle l'appellation "latinos" aux Etats-Unis tout en étant moins pertinente que cette dernière (il est vrai que les Mexicains et les Boliviens parlent une langue latine). Jean-Pierre Liégéois (1994:149) exprime d'une manière particulièrement claire le fonctionnement de ce mécanisme dans le contexte de politiques d'assimilation:

"Les définitions, les modes de désignation ne sont que la partie la plus émergente du processus de négation inhérent à la politique d'assimilation. Ce processus, notamment à travers les pratiques qui en sont la manifestation, se développe essentiellement dans deux directions: minimiser et interpréter les caractéristiques culturelles de base et le dynamisme de la culture visée; amplifier certaines caractéristiques annexes compatibles avec l'image donnée et la politique suivie"

 

III. Les peuples sans territoire compact et l'Europe

Nous avons précisé au début de ce travail qu'il ne concerne pas l'ensemble des peuples européens sans territoire compact. En revanche, si nous traitons ici seulement d'un certain nombre d'entre elles, - celles que traditionnellement ont été confondues arbitrairement sous une même catégorie sociale, - beaucoup des développements de ce travail sont pertinents pour l'ensemble de ces peuples qui, malgré leur longue présence sur le sol européen, ont été longtemps ignorées. D'ailleurs, elles commencent à mettre en place des synergies qui deviennent de plus en plus solides et  pérennes. Nous pouvons citer à titre d'exemple l'initiative commune des Rroms, des Balkano-Egyptiens et des Aroumains consistant à créer une université des peuples sans territoire compact à Voskopoja, en Albanie, un endroit d'importance capitale pour l'identité aroumaine mais aussi lieu de rencontre de diverses cultures de la région il y a quelques siècles.

Un grand nombre des peuples sans territoire compact ont connu des histoires douloureuses. Sur neuf peuples sans territoire compact, cinq furent victimes de génocide au cours du vingtième siècle. Le premier avait pour objet les Arméniens Occidentaux et il provoqua d'ailleurs leur deuxième diaspora; le second, le plus massif, a coûté la vie à six millions de Juifs; le troisième était ciblé sur les populations que le Reich et les régimes qui l'imitaient percevaient comme "Zigeuner", c'est-à-dire non pas l'ensemble objectif des Rroms, mais la représentation d'un ensemble qualifié d'asociaux, voire d'anti-sociaux, ce qui recouvrait bien sûr essentiellement des Rroms, mais aussi des familles yéniches et certains villages beash en Croatie. La très grande majorité du demi million de victimes de ce troisième génocide étaient malgré tout des Rroms, tout comme la quasi-totalité des individus fichés en tant que "Zigeuner". On observe dans la terminologie allemande une opposition entre volkstum, qui désignait la nation aryenne allemande et excluait les concepts de "judentum" et de "zigeunertum", respectivement "la juiverie" et la "tsiganerie". Les idéologues nazis dépassèrent le paradoxe consistant à exterminer des Rroms dont ils savaient qu'ils étaient aryens, tout en exaltant les grandeurs de l'aryanité en usant de deux arguments:

Ø      les Allemands seraient descendus des castes aryennes les plus élevées, alors que les Rroms seraient issus des plus basses castes.

Ø      lors de leur migration d'Inde en Europe, le peuple rrom se serait abâtardi par la promiscuité avec une quantité de peuples non-aryens au cours de leur voyage et tout particulièrement avec du sang tchèque, encore appelé bohémien. Dès 1904, Alfred Dillman dans son Zigeunerbuch avait "démontré" l'infériorité des Rroms en raison du mélange de leur sang avec du sang bohémien, ce qui fut simplement repris par les idéologues nazis quelques décennies plus tard.

Malgré les malheurs qui ont frappé un certain nombre de peuples sans territoire compact, nous ne pensons pas que cela représente un trait caractéristique de ces derniers, mais plutôt une conséquence de leur perception par les autres. C'est à ce titre que ce bilan lourd mérite qu'on lui prête attention, car il montre la particulière vulnérabilité de ces peuples et explique, en grande partie la détresse sociale dans laquelle leur écrasante majorité se trouve. Cette vulnérabilité produit des effets certains aussi bien dans le degré que dans les modalités de l'implication de ces peuples dans la vie publique, effets dont il faudra tenir compte lorsqu'on tentera de répondre aux diverses questions que nous nous poserons en cette partie:

Qu'est-ce que ces identités représentent pour les sociétés européennes? Est-ce que leur potentiel est pris en compte d'une manière suffisante et claire ? Sinon, quelles en sont les raisons? Nous tenterons de fournir des réponses à ces questions au travers les politiques et les pratiques européennes à l'égard des minorités que nous avons précédemment présentées, en gardant à l'esprit que ce choix n'épuise pas l'ensemble de la problématique des peuples sans territoire compact. Tout simplement, il peut servir à des réflexions à mener dans un champ plus large aussi bien en termes de populations que de problématiques concernées.

 

 

L'intensification de l'intérêt porté aux "Tsiganes" après 1990: causes, implications et complications

 

Lorsqu'on observe la fréquence des discussions ayant, réellement ou potentiellement, explicitement ou implicitement,  un lien avec les "Tsiganes", on distingue immédiatement deux périodes: avant 1990, le sujet est traité rarement, alors qu'après cette date, ils prolifèrent d'une manière spectaculaire. Le graphique suivant présente l'évolution du phénomène depuis 1969, date à laquelle, pour la première fois les "Tziganes et autres nomades en Europe" sont visés expressément par une recommandation de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe.

Quelques remarques sont nécessaires afin d'interpréter de la manière la plus exacte possible la présentation par graphique de e phénomène: D'abord, ont été comptabilisées pour ces graphiques non seulement des textes ou des discussions portant sur telle ou telle minorité, mais aussi des textes et discussions à portée plus générale, comme par exemple la Charte européenne des langues minoritaires et régionales. Ensuite, parmi ces occurrences figurent aussi des discussions, des rencontres ou encore des questions écrites posées au Parlement européen, ou à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe concernant les "Tsiganes". Nous devons noter donc que parfois le grand nombre d'occurrences ne correspond pas forcément à un intérêt particulier de l'organisation en question, mais de l'attachement personnel de tel ou tel parlementaire à la problématique des minorités considérées comme "Tsiganes". C'est ainsi qu'on doit interpréter, par exemple la montée de la courbe correspondant au Conseil de l'Europe pour les années 1983 -1984, période où deux membres de son assemblée parlementaire étaient particulièrement engagés sur la question.

Enfin, nous utilisons ici le terme "Tsigane" par défaut, car la panoplie des termes utilisés par les organisations européennes et les contextes dans lesquels elles y font référence implicitement est tellement large qu'elle rendrait impossible une présentation lisible du phénomène que nous illustrons. Cette question fera l'objet d'une analyse détaillé à la sous-partie suivante.

 


Source: Textes des institutions internationales concernant les Tsiganes, L'Harmattan, 271 p


Dans l'absolu, on pourrait émettre plusieurs hypothèses pour expliquer ce changement plutôt brusque, mais la plupart d'entre elles sont rejetées après une réflexion, somme toute, assez basique. S'agirait-il d'une prise conscience généralisée et quasi momentanée de la part des autorités européennes? Il est difficile de soutenir une telle hypothèse, dans la mesure où les peuples sans territoire compact sont présents dans les pays européens depuis plusieurs siècles et leur problématique n'est pas inconnue. On pourrait avancer en faveur de cette hypothèse le fait que les Rroms eux-mêmes ont pu mieux s'organiser à un niveau international et qu'ils sont parvenus à faire suffisamment de pression sur les instances européennes pour qu'ils soient considérés. Or, il se trouve que l'organisation des Rroms au niveau international date de 1971 et l'Union Rromani Internationale qui lui sert de cadre a affirmé sa solidarité depuis déjà un certain nombre d'années. Peut-être s'agirait-il d'un renouveau dans la défense des valeurs démocratiques fondamentales, après les changements intervenus à l'Est? On serait tentés d'y croire, mais comment expliquer une telle euphorie alors que, les populations rroms établies dans les pays d'une longue tradition démocratique demeuraient malgré tout exclues depuis quasiment leur arrivée? Cette deuxième question nous rapproche de l'hypothèse la plus plausible: traiter les questions rroms dans les enceintes internationales qui rassemblaient désormais les pays de l'Est, - notamment au sein du Conseil de l'Europe, - voulait dire que le problème des Rroms était propre aux nouveaux arrivants. D'autres développements confirment cette hypothèse:

Ø      parmi les critères politiques pour l'adhésion à l'Union européenne, adoptés par Conseil européen de Copenhague en 1993 on trouve le respect et la protection des droits des minorités. Dans la pratique subséquente, la Commission a régulièrement examiné la conformité des politiques des pays candidats à ce critère avec un accent particulier mis sur les Rroms.

Ø      la focalisation sur les Rroms de l'Est d'une manière systématique et généralisée à des acteurs aussi divers que les organisations internationales, les donateurs et même les gouvernements, à travers quelques ministères plus particulièrement concernés (généralement ministères de l'intérieur et des affaires étrangères).

Cette prise en considération d'un problème "nouveau" par les instances européennes n'est pas anodine. Il faut noter que, de facto, elle ne concerne pas tous les Rroms, pris au sens large du terme (l'ensemble Rroms – Sintés – Kalés). Cela n'est pas sans causer quelques problèmes au niveau de l'organisation des Rroms au niveau international, déjà difficile en raison de leur dispersion et de la diversité des contextes dans lesquels des mouvements locaux se développent. Des Sintés et Kalés se sentent délaissés et dénoncent une attention exclusive portée sur les Rroms de l'Est[10]. Le décalage dans le traitement est aussi du, en partie, aux disparités qui existent relativement aux potentiels des deux communautés, disparités qui trouvent leur origine dans l'histoire, puisque à l'Est un certain nombre de Rroms ont réussi à mieux s'intégrer et peuvent aujourd'hui jouer un rôle politique aussi bien au niveau de leurs pays qu'au niveau européen. En tout cas, même s'il ne semble pas y avoir de relation directe entre une d'une part une éventuelle attention portée à la problématique des Rroms de l'Est et d'autre part la stagnation ou la détérioration de la situation des Rroms de l'Europe occidentale, il est certain que les relations entre ces deux communautés se trouvent aujourd'hui affectées en raison de la médiatisation d'initiatives internationales au bénéfice des premiers. L'unité des Rroms au sens large du terme se trouve ainsi face à un nouveau défi qui n'est pas sans rappeler les relations entre populations migrantes de vagues différentes. En 1976, cinq ans après le premier congrès international des Rroms, Jean-Pierre Liégeois (1976:70) écrivait à ce sujet: "dire que la cohésion est possible ne veut pas dire que l'unité soit actuellement réalisable. Ce fait provient non pas des différences, mais […] de la logique même de l'organisation sociale et politique tsigane qui veut qu'aucun Rom ne puisse se dire chef d'un autre Rom, ou représentatif d'un groupe de Rom". Une difficulté supplémentaire vient désormais mettre en danger non seulement l'unité, mais la cohésion même entre les différents groupes rroms. Le constat est d'autant plus grave que, à y voir de près, quasiment tous, Rroms ou non, sont perdants. Une analyse des modalités de la prise en compte des peuples sans territoire compact par les instances européennes nous permettra de voir le détail de cette affirmation.

 

L'ambiguïté terminologique - enveloppe usée de résistances tenaces

Si les Sintés et les Kalés se sentent lésés par les développements européens depuis les années 1990, - un sentiment qu'on peut comprendre, - ils ne sont pas les seuls. La quasi-totalité des études et rapports confirment que les politiques à l'égard des rroms, qu'elles soient d'origine européenne ou nationale, n'ont atteint ni leur buts, ni mêmes les "groupes cibles". La situation est donc la suivante: d'un côté, les Sintés et Kalés soutiennent qu'"il n'y en a que pour les Rroms", de l'autre, les Rroms en général n'ont même pas connaissance des politiques qui "leur sont adressées", ou au meilleur des cas, n'en voient pas de résultats. Les discussions sur cette sorte de "concurrence", sont à la portée de seulement quelques personnes qui, à tort ou à raison, constatent son existence, mais même entre ce nombre restreint de personnes (généralement dirigeants d'associations) de telles discussions n'ont lieu que très exceptionnellement. En effet, soit le contact entre ces personnes est évité, soit lorsque contact il y a, une sorte d'accord implicite évite les débats sur la question, car les intervenants sont déjà dans une position privilégiée. Cette question est assez complexe pour être traitée dans son ensemble, et nous nous limitons ici à donner une vue schématique, car pour le sujet qui nous intéresse son existence seule est pertinente: les Sintés et les Kalés sont, d'une manière ou d'une autre, exclus des débats et des développements concernant les "Tsiganes". Or, à y voir de près, dans la majorité des cas, on a du mal à identifier clairement les bénéficiaires des textes adoptés, ceci en raison de leur manque de clarté dans l'identification des "cibles" mais aussi en raison de leur vision globale, les deux étant intimement liés. Les amalgames faits d'une manière générale se retrouvent dans les organisations européennes, et se manifestent à la fois sur le plan terminologique que  sur le plan conceptuel. Prenons quelques exemples concrets tirés des textes pour illustrer le lien entre la terminologie et la vision globale des textes, - et donc des politiques des organisations européennes:

La résolution du Conseil 89/C 153/3 du 22 mai 1989 sur "La scolarisation des enfants de tziganes et de voyageurs" se distingue, sur le plan formel, de l'incertitude sur l'orthographe du mot "tzigane". Ecrit avec un "z" dans le titre, le mot est écrit avec un "s" dans le corps du texte. Sur le fond, la première recommandation concernant la pédagogie et les matériels didactiques est l'"expérimentation de l'enseignement à distance, lequel peut mieux répondre à la réalité du nomadisme". Recommandation tout à fait pertinente s'il s'agissait des voyageurs définis comme des personnes qui mènent une vie itinérante, elle ne l'est cependant pas pour l'ensemble "tsiganes et voyageurs". On estime en effet que la France tient le record européen du pourcentage de la population rrom (au sens large) à mode de vie mobile ou semi-mobile (environ 20%). Supposons que dans l'ensemble des populations effectivement itinérantes (sans considération de leur identité ethnique) et des Rroms (sans considération de leur mode de vie) le pourcentage des nomades soit le même. Même dans cette hypothèse d'école, le texte donnerait la priorité à 20% de la population à qui il fait référence. Remarquons en outre que la cohérence de la catégorie "tsiganes et voyageurs" est plus que douteuse, surtout si par "tsigane" on entend "Rrom". Nous considérerons que c'est le cas, ceci même si l'emploi d'un "t" minuscule exclurait cette éventualité dans un autre contexte, car le texte ne définit pas le terme. Or, comme nous l'avons déjà démontré, "Rroms" et "voyageurs" sont deux réalités qui se recoupent partiellement mais qui ne se correspondent pas, pas plus que "Yéniches" et "voyageurs" ou "Travellers" et "voyageurs". Cette confusion suffit à elle seule à rendre caduque une autre recommandation de la résolution, à savoir la "prise en compte de l'histoire, de la culture et de la langue des tsiganes et des voyageurs". Même caduque, cette recommandation est intéressante à d'autres titres:

Depuis longtemps, il est prouvé que le rromani est une seule et même langue. Cependant, il n'est pas rare que des chercheurs en parlent en pluriel, et le fait que le Conseil utilise le singulier semble vouloir dire que sur ce point précis, il est bien informé. C'est d'autant plus appréciable que l'alphabet commun de la langue rromani n'a été adopté qu'en 1990, c'est-à-dire un an après l'adoption de cette résolution.

Or, et c'est là la cause de la caducité, le texte fait référence à "la langue des tsiganes et des voyageurs". Une telle langue n'existe pas, ou plus exactement, il existe une langue rromani et d'autres langues parlées par des nomades d'origines diverses. Et le problème se pose en ces même termes s'agissant de l'histoire ou de la culture. Concernant la culture, on peut émettre une réserve partielle, en considérant qu'il existe une culture du voyage, mais comme celle-ci est toujours le plus petit dénominateur commun de populations différentes et majoritairement sédentaires. Pour cette raison, son enseignement se placerait mieux dans le cadre de l'éducation interculturelle que dans le cadre des besoins spécifiques de telle ou telle population.

L'esprit de la recommandation relative à "la prise en compte de la langue des tsiganes et des voyageurs" rappelle en effet le cas du gouvernement croate et de son intention d'introduire le rromani dans le système de l'éducation, dont nous avons parlé précédemment, à la seule différence qu'il s'agissait là de la "langue rromani" et non pas de la langue "tsigane". Cependant, si différence il y a, elle se situe ailleurs et non pas dans les termes utilisés car, dans un cas comme dans l'autre, le concept est toujours le même, celui de "tsigane". La présentation faite par Charlotte Tubbax des abus du langage courant[11] fait état du flou du concept véhiculé par le mot "tsigane" et ses équivalents:

"Les amalgames, accentués par l’utilisation de termes péjoratifs, sont pourtant loin d’avoir disparu et les contours de l’identité rom tendent à se brouiller parmi la variété des termes. « Tzigane » est couramment utilisé en Europe, mais on entend aussi très souvent, sans toujours les différencier, les termes « Gitans », « Romanichels », « Manouches »... Ces imprécisions rendent les traductions incertaines, brouillent les nuances et invitent aux idées reçues. Il est d’autant plus difficile de s’y retrouver que tous les gens du voyage ne sont pas nécessairement des Roms et inversement, certains Roms ont adopté un mode de vie sédentaire"

En revanche, il n'est pas du tout certain que "sous l’appellation « Roms », la communauté internationale regroupe la minorité européenne d’origine indienne, issue de migrations qui ont eu lieu il y a plus de huit siècles". Même lorsque le mot "Rom", - et plus rarement "Rrom", - est utilisé, il l'est comme synonyme politiquement correct de "Tsigane". La résolution que nous venons d'analyser fait cet amalgame en associant "tsiganes" et "voyageurs". L'utilisation du mot "Rom" dans d'autres textes ne correspond pas à une définition plus claire de cette minorité. C'est le cas, entre autres, de la résolution adoptée par le parlement européen le 21 avril 1994 portant sur "la situation des Tsiganes dans la Communauté européenne". Tout en visant "les décisions de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), et plus  spécialement, une résolution d'une valeur juridique internationale signée à Paris en novembre 1990, par trente-quatre chefs de gouvernement, dans laquelle le peuple rom était désigné en cette qualité pour la première fois", le texte parle tour à tour de "Tsiganes", de "Tsiganes et nomades" et, occasionnellement, de "peuple rom". L'incertitude sur l'objet du texte apparaît d'une manière extrêmement claire lorsqu'on compare les recommandations n° 11 et 12:

[le Parlement européen]

11. invite la Commission, le conseil et les gouvernements des Etats Membres à admettre les langues et la culture tsiganes dans le patrimoine culturel européen;

12. recommande à la Commission et au Conseil d'étudier de manière approfondie les problèmes d'enseignement et de formation qui se posent aux Tsiganes et aux nomades et notamment la scolarisation des enfants tsiganes qui n'ont pas une bonne connaissance de la langue du pays ou de la région dans laquelle ils résident; recommande également de créer un programme spécifique destiné à inclure l'enseignement de la langue tsigane dans les programmes et dans le cadre de leurs activités en matière d'éducation interculturelle, d'élaborer des documents d'information à l'usage des enseignants;

 

S'agissant des Tsiganes donc, il y aurait plusieurs langues, ce qui est vrai si on utilise le terme dans son vrai sens, - c'est-à-dire renvoyant à une perception sociale de groupes divers en fonction non pas de leur identité propre mais de la manière dont on les perçoit. Si tel est le cas, le mot "nomade" est alors superflu, car le nomadisme est l'élément central du stéréotype tsigane. Or, par la suite, le texte parle de "l'enseignement de la langue tsigane", se contredisant du coup formellement, - une langue versus plusieurs, - mais aussi sur le fond, car suggestion de l'existence d'une langue tsigane unique et suggestion d'une catégorie sociale hétérogène s'excluent mutuellement.  

Prenons maintenant le cas d'autres organisations européennes, où le mot "Rom" est utilisé régulièrement et non pas sporadiquement. C'est en effet le cas du Conseil de l'Europe et de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), toutes deux disposant de structures spécialisées sur les questions rroms. Au sein du Conseil de l'Europe, cette structure s'appelle "Département des Roms et des Gens du Voyage", appellation trahie immédiatement par sa version anglaise "Roma and Travellers Division". Nous avons vu en effet que "Travellers" est le nom d'un peuple sans territoire compact, identifié aujourd'hui en tant que tel et se trouvant essentiellement en Irlande et en Grande Bretagne. En revanche, "Gens du voyage" n'est qu'une catégorie administrative française. Elle est l'euphémisme pour "nomade", lui-même euphémisme de "bohémien". Ces termes ont en effet été employés à des périodes diverses dans la législation française. Il ne serait donc pas exagéré de dire que les attributions de ce département du Conseil de l'Europe ne sont pas claires. D'ailleurs, la dénomination "département des Roms et des Gens du voyage" est très récente, car jusqu'il y a peu il s'appelait "département des Roms/Tsiganes". Il semblerait que ce changement de son nom soit du à l'association de la France à l'initiative de création d'un Forum européen des Rroms. En effet, cette position, plutôt curieuse pour la France, - qui traditionnellement refuse de reconnaître des minorités sur son sol, - avait transformé déjà le nom du Forum projeté, devenu "Forum Européen des Roms et des Gens du Voyage". Le parallélisme entre d'une part les noms successifs proposés pour le Forum et l'évolution du nom du département, ainsi que leur concordance chronologique, sont des indices qui semblent confirmer l'influence française.

Quant à l'OSCE, celle-ci dispose depuis 1996 d'un "Point de contact sur les questions Rroms et Sintés". Cette appellation n'est autre que la reprise pure et simple de l'expression allemande "Roma und Cinti". En effet, il y a une tradition en Allemagne consistant à distinguer les Sintés, qui sont là depuis très longtemps, et les Rroms qui sont venus à diverses périodes de l'histoire. En première vue, cette appellation semble correspondre plus à la réalité, - les Rroms au sens large étant composé des Rroms, Sintés et Kalés, - mais justement, elle laisse en dehors les Kalés. Même si l'on laisse de côté pour un instant cette omission et l'origine d'une telle appellation, d'autres remarques viennent démontrer que, une fois de plus, on est en présence du concept de "tsiganes". Ainsi, l'engagement de ce Point de contact en direction des Balkano-Egyptiens, notamment lors des conflits au Kosovo, s'il est louable dans la perspective de la défense des droits fondamentaux de la personne, maintient, s'il ne le renforce pas, le concept de "tsigane". Aussi, il est devenu une tradition de l'OSCE que, à chaque texte concernant les "Roms et Sintés", cette expression fasse l'objet d'une note en bas de page du type: "l'expression "Roms et Sinté" inclut les Roms, Sintés, Gitans, Beash, Rudari, Ashkali, Egyptiens etc." Comme il n'a jamais été arrêté une liste exhaustive, - dont il faut remarquer qu'elle n'aurait de toute façon aucun lien logique avec l'expression tronquée "Roms et Sintés", - et pour éviter de répéter à chaque fois une liste ennuyeuse, d'autres textes utilisaient l'expression "Roms et groupes apparentés (aux Roms)". En précisant que l'autre groupe apparenté aux Rroms est celui des Kalés, formellement omis dans la nomenclature, le seul lien de "parenté" qu'il existe entre les groupes énumérés est celui d'être considérés comme "tsiganes". Le Plan d'action pour l'amélioration de la situation des Rroms et Sintés dans la zone OSCE marque une rupture avec cette tendance, du moins dans la forme. Ceci grâce à l'association à son élaboration d'un groupe informel de travail composé de représentants associatifs et d'experts rroms. Cependant, là aussi, on n'est pas allé jusqu'au bout de la logique. Si ce groupe de travail rrom a réussi à supprimer la note traditionnelle en bas de page, sa proposition de donner une définition claire de la population rrom n'a pas été acceptée. Ceci, ainsi que le refus de l'OSCE de reconnaître la langue et la culture rromanies en tant que partie intégrante de l'héritage culturel européen montre que le concept de "tsigane" continue à prévaloir aussi dans le cadre de cette organisation. A l'occasion du séminaire sur l'antisémitisme et les autres formes d'intolérance, organisé par l'OSCE à Cordoue en juin 2005, un représentant associatif rrom soutenait que le fait même d'utiliser le mot "gypsies" est une preuve d'antitsiganisme dans la mesure où l'emploi de ce terme équivaut à une non-reconnaissance de l'identité du peuple rrom. Nous constatons pourtant que le seul emploi de mots plus cohérents ne suffit pas à lui seul à considérer que le peuple rrom est reconnu en tant que tel. Encore faut-il qu'il soit employé dans son véritable sens et non pas comme la variante politiquement correcte de "Tsiganes".

Le phénomène décrit ci-dessus, à savoir la persistance de la perception des Rroms comme une catégorie sociale, - qu'elle soit nommée "tsiganes", "voyageurs", "nomades", ou "Roms et groupes apparentés aux Roms", - est donc généralisé parmi les organisations européennes qui sont amenées à se pencher sur la question de ces peuples sans territoire compact. Par conséquent, les exemples qui illustrent ce phénomène sont extrêmement nombreux, puisqu'ils constituent la règle générale. Cependant, ce phénomène, même lorsqu'il se dissimule derrière une terminologie plus politiquement correcte, est de plus en plus dénoncé comme un des facteurs majeurs qui contribuent à la détérioration continue de la situation des populations en question. Lors du séminaire "Les identités culturelles des Rroms/Tsiganes", le président du Congrès National des Rroms, Rudko Kawczynski, a vigoureusement fait part de son opinion selon laquelle l'association "Roms/Tsiganes" était équivalente à celle "Allemands/nazis" et qu'elle cristallisait la perception du peuple rrom comme un groupe asocial.

Qu'est-ce qui fonde cette convergence des conceptions de trois organisations différentes, employant une terminologie variable et plus ou moins propre à chacune d'entre elles? A notre avis il y a deux raisons à cela:

Ø      Qu'il s'agisse du Conseil de l'Europe, de l'Union européenne ou de l'OSCE, elles sont des organisations intergouvernementales, guidées par le principe de l'égale souveraineté des Etats membres. Par conséquent, si elles sont prêtes à considérer les minorités disposant d'un Etat référence en tant qu'identités nationales ou ethniques, - facteur qui entre en ligne de compte dans les relations diplomatiques, - les peuples sans territoire compact sont appréhendés par elles sous l'angle de la cohésion sociale ou celui des Droits de l'Homme. Or, même dans ce dernier cas, l'objectif réel n'est autre que  l'effacement des disparités, d'où l'accent mis sur les politiques sociales plus ou moins maquillées au teint de la diversité culturelle

Ø      Même s'il s'agit d'organisations ayant chacune son identité distincte, - ce qui n'est pas tout à fait certain d'ailleurs lorsqu'on observe leurs domaines d'intervention, - les Etats membres dans chacune d'entre elles sont les mêmes, ou en tout cas, de plus en plus, avec l'élargissement à l'Est de l'Union européenne. La convergence des visions est donc normale puisque, dans un cadre ou dans un autre, ce sont les mêmes Etats, et souvent les mêmes représentants de ces Etats, qui interviennent.

 

Existerait-il alors une autre manière d'appréhender les minorités qui ont été traitées jusque là comme des "tsiganes", plus ou moins explicitement? La notion de peuples sans territoire compact semble particulièrement bien adaptée à prendre le relais de la conception qui a prévalu jusqu'aujourd'hui. En effet, prenant en compte les caractéristiques internes des identités collectives auxquelles elle s'applique, elle n'a rien du caractère stigmatisant de la vision actuelle, correspond mieux à la réalité et permet d'élargir la question à d'autres populations.

 

Les peuples sans territoire compact – une ressource pour l'Europe

 

Après avoir constaté que le seul angle d'attaque des organisations européennes lorsqu'il s'agissait des Rroms est celui de la cohésion sociale ou de la lutte contre les discriminations, il s'agit ici de préciser en quoi une telle démarche est philosophiquement erronée, avant de voir en quoi une démarche "positiviste" présenterait toute une série d'avantages pour les peuples sans territoire compact comme pour l'Europe.

En dehors du fait qu'elle est intellectuellement erronée, la vision que nous avons présentée précédemment est critiquable sur un plan philosophique et inefficace d'un point de vue pragmatique. Une prise en compte "positiviste" des réalités qu'elle cherche à appréhender sans pouvoir le faire pourrait changer la donne. Nous entendons par "positiviste" une démarche qui consisterait à identifier les peuples sans territoire compact par référence à des éléments identitaires qui leur sont propres, notamment leurs langues et leurs histoires respectives.

Jusqu'à présent, les politiques menées à destination des "tsiganes" n'ont pas donné les résultats escomptés. La raison première de cet échec est la négation, - quelle que soit la forme qu'elle prend, - des identités des peuples sans territoire compact qui sont désignés comme "tsiganes". Si on devrait illustrer le propos avec un exemple, on pourrait comparer la position et le comportement des organisations rroms avec ceux des organisations européennes.

Le cinquième congrès de l'Union Rromani Internationale, tenu à Prague en 2000, a proclamé par la voix de son président Emil Ščuka la nation rrom, une nation sans territoire et sans revendication territoriale. Puisque le débat sur le concept de nation est d'actualité depuis qu'il a été forgé, nous n'avons pas la prétention de trancher cette question. On peut cependant faire un constat: il existe bien un sentiment d'appartenance à une identité commune partagé par les Rroms, Sintés et Kalés, comme nous l'avons démontré au début de ce travail. C'est un fait qu'il serait difficile d'expliquer, car généralement, le sentiment d'appartenance nationale se cultive grâce à un système d'enseignement. Il semble que la langue rromani joue le rôle principal dans la construction identitaire des Rroms, y compris lorsqu'elle plus en usage en tant que moyen de communication (l'exemple des Kalés). Ce sentiment d'appartenance à une identité commune et la volonté de la maintenir militent en faveur de la reconnaissance d'une nation rromani, même si, en raison de la finalité politique du concept de "nation", pour certains celle-ci requiert la présence d'autres conditions, notamment d'un territoire et d'un pouvoir politique. Comme nous l'avons déjà dit, il n'est pas question ici de trancher le débat sur le concept de nation. Il n'en reste pas moins que la problématique des peuples sans territoire compact questionne aussi ce sujet délicat.

Le Réseau des activistes rroms sur les questions politiques et juridiques (RANELPI), un réseau réunissant depuis 2000 des militants et universitaires rroms et non-rroms de plusieurs pays de l'Europe, a une approche un peu différente et plus intéressante, dans la mesure où il s'est penché plus spécifiquement sur les Rroms en Europe. Dans un document élaboré également en 2000, intitulé "Projet de statut cadre des Rroms en Union européenne", ce réseau recommande à l'Union la reconnaissance du peuple rrom en tant que peuple sans territoire compact, défini notamment par une langue, histoire et culture qui lui sont propres. Intéressant à plusieurs égards, sur ce point précis le document élaboré par RANELPI rejoint l'approche de l'Union rromani internationale, un approche positiviste. En effet, le quatrième Congrès de l'Union rromani internationale avait déjà défini comme stratégie d'action de mettre l'accent sur l'apport des Rroms aux sociétés dans lesquelles ils vivent et sur leur potentiel.

On remarque dans ces deux positions une réelle volonté d'affirmation des Rroms, - dans un cas comme une nation, dans l'autre comme peuple, - mais en tout cas sur une base parfaitement identique: l'auto-identification à partir d'éléments identitaires réels: une langue, une culture, une histoire communes. Signalons aussi que la promotion de l'identité rromani à travers la langue et la culture a été une haute priorité de l'Union rromani internationale.

Depuis ses débuts en 1971, le mouvement rrom semble bien établi dans sa position. Mais, malgré le développement de la participation des Rroms dans la vie publique à l'échelle européenne, l'échange ressemble à un dialogue de sourds. Du côté des organisations européennes, en effet, le changement d'approche et des concepts paraît extrêmement lent, sinon inexistant. Ainsi, le Conseil de l'Europe, dont le premier texte relatif aux "Tziganes et autres nomades en Europe" date de 1969, ne pose la question de l'identité des Rroms qu'en 2003, soit trente-quatre ans après qu'il ait commencé à produire des textes sur les Rroms. Pour préparer le séminaire de septembre 2003 "Les identités culturelles des Roms/Tsiganes", l'équipe du département avait demandé aux participants de répondre à un questionnaire, où on leur demandait entre autres de dire ce qu'ils entendaient par "rromanipen". Dans une lettre d'accompagnement à ce questionnaire, un participant avait écrit: "Effectivement, il était peut-être temps de se poser la question. C'est comme si on conduisait un véhicule pendant des années sans connaître les panneaux de signalisation". Or, même avec du retard, on peut se poser la question aujourd'hui encore s'il s'agit effectivement d'un progrès. La pratique semble dire le contraire. En effet, même après ce séminaire, - très instructif car les représentants des peuples sans territoire compact considérés comme "tsiganes" ont largement affirmé leurs identités propres, - le Conseil de l'Europe persiste dans sa vision, comme en atteste la création d'un "Forum européen des Roms et des Gens du voyage". Nous avons déjà mentionné la raison de cette dénomination, qui semble se confirmer à la lecture de ce texte extrait du site internet du Conseil de l'Europe, mis à jour le 25 mai 2005:


Enfin, un des principes essentiels prônés par le Conseil de l'Europe est la participation des communautés concernées, par le biais des représentants et associations romani/tsiganes, sans lesquels aucun progrès durable ne pourra être accompli. C’est aussi dans ce cadre que le Conseil de l’Europe, avec la collaboration et le soutien de la Finlande à contribué à la création d'un forum, le Forum Européen des Roms et Gens du voyage, qui représente les communautés Roms d'Europe en tant qu’instance qui les aiderait à exprimer leurs préoccupations au niveau européen."

 

On remarque que le Forum représente les communautés rroms, - fait confirmé aussi par sa composition actuelle, qui est provisoire, en attendant la désignation des membres conformément aux statuts du Forum. Pourtant, il s'appelle "Forum européen des Roms et des Gens du voyage". S'agit-il de la "touche française" sur l'initiative finlandaise, consistant à modérer, faute de pouvoir supprimer, le caractère ethnique du Forum nouvellement créé ou bien la modification des termes n'a rien de significatif et "Roms et Gens du voyage" deviendra synonyme de "tsiganes" ? Il est encore trop tôt pour le dire. En attendant, l'euphémisme français "Gens du voyage", déjà en mal de nombre singulier, doit affronter le terrain encore plus difficile des adjectifs qualitatifs dans des expressions comme "des associations Roms et Gens du voyage  de plus en plus actives" (http://www.coe.int/T/DG3/RomaTravellers/Default_fr.asp).

Que les revendications et leurs réalisations soient toujours en décalage, ceci est le fondement même du concept de revendication. Encore faut-il considérer que normalement le décalage est une réalité objective et non pas un objectif à réaliser. En outre, la revendication des peuples sans territoire compact d'être reconnus par leurs identités spécifiques, quel que soit le qualitatif qu'on leur donne, - culturelle, historique, ethnique, nationale ou autre - est plus qu'une revendication intéressant ces peuples sans territoire compact d'une manière exclusive. La phrase de Günter Grass, lauréat du prix Nobel de la littérature, au sujet des Rroms "ils sont ce que nous nous efforçons de devenir: de vrais européens" n'est pas uniquement l'expression d'un lyrisme excessif. Elle correspond à une réalité et est transposable à d'autres peuples européens sans territoire compact.

En effet, un trait caractéristique des peuples sans territoire compact est leur organisation sociale et politique, - dans le sens originel du terme, - et leur relation particulière au territoire. Ceux qu'on appelait jadis "sans feu ni lieu" peuvent apporter aujourd'hui à l'Europe une contribution précieuse, même si en première vue cela peut semble paradoxal que des "socialement assistés" ils passent à "politiquement consultables". Une partie de la réponse à apporter à la crise de la construction européenne peut fort bien être dissimulée dans la réalité de ces peuples qu'on a ignorés jusque maintenant. Un exemple nous paraît particulièrement illustratif à ce sujet: avant que la Yougoslavie ne s'envole en éclats par les guerres, un journaliste posait une question à un rhapsode rrom de Prishtina: "Est-ce que tu te sens Yougoslave, Kosovar ou bien Rrom?". La réponse du rhapsode rrom fut: "L'Homme n'est pas une bouteille, dans laquelle, si on l'a déjà remplie d'eau, on ne peut plus ajouter du vin ou de l'huile. Je me sens donc 100% Yougoslave, 100% Kosovar et 100% Rrom". Cette conception multidimensionnelle de l'identité de l'individu, partie intégrante de la culture traditionnelle rromani, semble un élément pertinent à la réflexion sur la citoyenneté européenne. En effet, dans les deux cas il s'agit d'appartenances multiples, la différence étant que dans le premier cas la gestion de ces appartenances est perçue empiriquement alors que dans le second elle fait l'objet de programmes européens. Si nous signalons ce fait, ce n'est pas pour faire une évaluation comparative des modes de gestion de ces appartenances multiples, mais pour mettre en évidence un aspect de ce qu'il convient d'appeler "la culture sans territoire compact" submergé par le traitement social d'identités culturelles.

Il est difficile d'identifier toutes les causes de ce déni d'identité aux peuples sans territoire compact, mais quelles qu'elles soient, leurs conséquences sont visibles et suffisamment inquiétantes pour que, progressivement, on s'engage vers une reconnaissance. Si, au cours de l'histoire, un certain nombre de ces peuples se sont rapprochés en raison du rejet des autres, il ne s'agit pas d'une véritable cohésion sociale mais plutôt d'un repli en réaction à l'absence de cohésion sociale globale. Dans tous les cas, nous l'avons vu, le mode de désignation d'un groupe a un lien direct avec la politique menée à son égard. Dans le cas des peuples sans territoire compact qui ont été relégués à la catégorie "tsiganes", leur identification exacte ne signifierait nullement "divide et impera", car objectivement il s'agit de groupes distincts à qui on a longtemps appliqué le principe "confude et impera". Leur désignation comme un seul et même groupe a participé du rejet et des politiques tantôt assimilatrices, tantôt discriminatoires qui, in fine, les ont placés dans des situations humaines déplorables. Comment peut-on raisonnablement prétendre les sortir de cette situation et permettre leur en reprenant la même désignation ?

Remarquons aussi qu'une des raisons de non-reconnaissance du concept des minorités a historiquement été l'assurance de l'intégralité des territoires étatiques. Or, d'une part, aujourd'hui elle n'est  plus aussi pertinente, notamment dans l'espace européen. D'autre part, la reconnaissance de minorités sans territoire compact ne met pas en cause cette préoccupation qui peut être toujours plus ou moins présent dans tel ou tel Etat. Bien au contraire, elle apporterait une approche différente du traitement des minorités, en la dissociant des revendications territoriales.

 

CONCLUSION

 

Il apparaît que le sujet des peuples sans territoire compact mérite d'être traité en tant que tel et d'une manière plus réfléchie, car au-delà de l'intérêt certain pour ces peuples, il questionne des réalités et des concepts beaucoup plus larges tels que la nation, l'Etat-nation, les processus de construction d'identités collectives etc. Il présente une importante toute particulière dans la réflexion sur la construction européenne et de l'avenir de l'Europe, parce qu'on est en présence de populations qui ont des conceptions tout à fait différentes sur le territoire en tant qu'élément de l'organisation sociale et politique par rapport aux nations constituées en Etat.

Le traitement qui a été réservé jusqu'en ce moment aux peuples sans territoire compact pris individuellement ou en groupe, quand traitement il y a eu, ne semble apporter des solutions durables ni pour les décideurs, ni pour les intéressés. Le concept de "tsiganes" qui a été appliqué à un certain nombre de ces peuples, fondé non pas sur l'identité réelle de ces derniers mais sur le regard porté sur eux, regard qui combine fascination, ignorance, phobies et rejet continue à produire des effets néfastes que le seul changement de terminologie ne saurait éliminer. La revendication par les Rroms d'utiliser leur autodéfinition, placée récemment dans la problématique plus large des peuples sans territoire compact devrait être interprété non pas comme exigeant un vocabulaire politiquement correct pour ceux qu'on a pu appeler "tsiganes", mais comme la nécessité pour les décideurs de prendre conscience de leur identité véritable. De ce point de vue, les Rroms ont joué un rôle d'éclaireur et les autres peuples sans territoire compact ont, à des degrés divers, suivi la voie de leur affirmation à partir de leurs identités culturelles respectives.

Il est vrai que le changement de l'approche qui consisterait à prendre en considération l'existence de peuples sans territoire compact ramène des questions sur d'autres notions importantes, telles que la nation et sa relation avec l'Etat. Or ces questions se posent de la même manière à l'état actuel, sans que la question des peuples sans territoire compact soit à l'ordre du jour des instances européennes en tant que tel. Eviter la discussion sur la reconnaissance des peuples sans territoire compact ne veut donc pas dire que ces questionnements sont éliminés. Bien au contraire, accepter qu'il existe des identités ne correspondant pas aux limites tracées par les frontières des Etats, identités qui de surcroît ont été maintenues malgré les fortes pressions exercées sur elles au cours de l'histoire, peut apporter une lumière nouvelle et plus de sérénité aux discussions sur ces questions sensibles.

Si on considère comme Bourdieu que « quand les hommes définissent les situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences », alors il faut conclure que la situation difficile des "tsiganes" est due à leur définition comme tels. C'est bien la conséquence de l'amalgame, - leur exclusion, - qui est réelle, et non pas le concept de "tsiganes". Selon qu'on garde le concept de "tsiganes" ou qu'on change de perspective dans la définition, la conséquence perdurera ou disparaîtra progressivement.

 

 

ANNEXES

Le premier texte donné à l'annexe a été élaboré par l'association Rromani Baxt, qui a réuni différents textes sur les Athigganoi. La description faite de cette secte par les divers textes cités montre combien l'image des Athigannoi avait impressionné les Byzantins. Cette forte impression explique que le terme a été réactivé plus de deux siècles après la disparition de la secte pour désigner les Rroms.

Quant au second texte, il s'agit de quelques extraits du projet de statut cadre du peuple rrom en Union européenne. Ce statut cadre fut élaboré par un réseau de militants et d'universitaires, essentiellement rroms mais aussi non-rroms (Ranelpi), au cours de l'année 2000. Les quelques efforts des membres de ce réseau de faire adopter ce document par le parlement européen n'ont pas abouti à ce jour, mais il est intéressant non seulement en termes de définition de l'identité rromani ou bien de la notion de peuple sans territoire compact, mais aussi car il traite de questions d'ordre beaucoup plus général, comme celle du caractère composite et multidimensionnel de l'identité.

Dans la même veine, le message de l'Union rromani internationale aux festivités du cinquantenaire du débarquement à Caen, reprend un certain nombre de valeurs culturelles du peuple rrom, avec un ton assez fort, dans un souci de reconnaissance de ces valeurs et de leur utilité pour les sociétés modernes. Il illustre particulièrement bien la politique de l'Union rromani internationale d'après 1990 et semble avoir inspiré les auteurs du projet de statut cadre du peuple rrom en Union européenne.

 

Annexe 1

Pour en savoir plus sur les Athigganoi dans l'Empire byzantin (6ème – 11ème siècles) :

 

 

Quelques citations des auteurs byzantins sur cette secte, qui a donné par la suite un de leurs noms aux premiers Rroms :

 

« Il y a encore à Constantinople une autre hérésie, écrit Timothée vers l’an 600, les Melchisédéchites. Ce sont ceux qui s’appellent aussi Athigganoi. Ils honorent Melchisédéch, roi de Salem, lequel avait apporté le pain et le vin à Abraham dans la vallée de Savina (Ge. XIV.18), et c’est de lui qu’ils tiennent leur nom. Ils vivent en Phrygie et ne sont ni juifs ni païens. Ils observent le samedi mais non pas la circoncision. Ils ne permettent à personne de les toucher et si l’on veut leur donner du pain ou de l’eau, ou tout autre objet, ils ne prennent pas cet objet en main mais demande que la chose qu’on leur offre soit déposée à terre et c’est seulement alors qu’ils s’approchent et la prennent. Ils procèdent de la même manière lorsqu’ils veulent donner quelque chose à autrui. C’est à cause de cette attitude, à cause de ce qu’ils ne permettent pas le contact avec les autres, qu’on les appelle Athigganoi. Ils viennent au saint Temple de Dieu car ils ressentent le besoin du baptême salvateur ».

Au huitième siècle, Théophane de Constantinople écrit à son tour dans son livre « Chronographie »: « l’empereur Nicéphore, qui a régné de 802 à 811, était un fervent adepte des manichéens, qui sont aujourd’hui représentés par les Pauliciens[12] et les Athigganoi qui vivent en Phrygie et en Laconie, ainsi que de leurs prophéties et de leurs maléfices. Puis à l’époque de l’empereur Michel 1er Rangabey (811-813) et du patriarche Nicéphore, une grande persécution s’abattit sur les Athingganoi donc certains furent exécutés et les autres chassés. Mais plus tard, l’empereur Michel II (820-829) fut au contraire favorable aux Athigganoi et sous son règne il y eut en Phrygie nombre de juifs, d’Athigganoi et autres gens impures ».

Un siècle plus tard, le patriarche de Constantinople, Méthode, écrit comment procéder avec les Athinganoi qui se convertissent au christianisme : « Il faut maudire toute hérésie des Melchisédéchites ou des Théodosiens et des Athigganoi et tous les chefs d’hérésie, comme je maudis Fédote, qui fut le plus grand meneur de toute l’hérésie, et comme je maudis ceux qui, comme les juifs, observent le samedi, et ceux qui comme les païens crachent sur le baptême et la circoncision, qui invoquent les démons, qui sous le prétexte de pureté enseignent la haine des gens et s’enorgueillissent de ne pas être de la même foi qu les autres, et à cause de cela ne permettent à personne de les approcher, et eux-mêmes n’approchent pas les autres, et ne permettent pas qu’on leur donne quoi que ce soit et ne prennent pas à la main, et si par hasard telle chose se passe, ils courent tout de suite se purifier, comme s’ils s’étaient souillés, comme s’ils étaient devenus abominables. Je maudis toutes les autres coutumes et superstitions des Athigganoi, qu’elles soient visibles ou cachées »

Enfin, le passage sans doute le plus célèbre est celui que l’on trouve dans la Vie de Saint Georges Mtasmideli (1009-1065). Ce texte, écrit au monastère géorgien Iberon du Mont Athos par un disciple du saint, Georges Hucesmonazoni dit le Petit, rapporte comment « Dans le parc impérial de Philopathion à Constantinople, d’innombrables bêtes fauves avaient niché et se multipliaient, ce qui permettait d’organiser des parties de chasse. Pourtant un jour, en la huitième année de son règne (en 1050), l’empereur Constantin Monomaque décida de les exterminer. Il fit venir des Samaritains, descendants de Simon le Mage, encore appelés Adsincanoi, célèbres pour leur sorcellerie et leurs méfaits. Les Adsincanoi débarrassèrent le parc de nombreuses bêtes dangereuses en disposant là où on les voyait souvent des morceaux de viande qu’ils avaient au préalable envoûtés. Les bêtes étaient frappées de mort dès qu’elles avaient mangé la viande. L’efficacité de cette méthode surprit l’empereur qui souhaita que l’on répétât ces tours de magie en sa présence. On amena donc un chien, tandis qu’un Adsincanos déposa un morceau de viande envoûtée devant lui. Mais Saint Georges était présent. Indigné de voir l’empereur s’adonner à une telle superstition, il s’approcha de la viande et, inspiré par la foi, il fit au dessus d’elle le signe de la croix. Le chien mangea la viande mais, en dépit de toute attente, il ne tomba pas mort. Ceci confondit les Adsincanoi mais l’empereur, sous l’effet de l’intervention miraculeuse de Saint Georges, déclara que tant que celui-ci serait à ses côtés, il ne craindrait ni les sorciers ni les poisons ».

Un récit très proche nous est rapporté par une légende géorgienne publiée par les Russe Bross au 19ème siècle : « Lors de son séjour en la ville impériale de Constantinople, le très pieux roi des Géorgiens, Bagrat IV (1027-1072), apprit une histoire surprenante. Il y avait à Constantinople des gens appelés Athigganoi, descendant d’une tribu samaritaine et apparentés à Simon le Mage. C’était des sorciers et des escrocs. La connaissance des pratiques magiques, qu’on leur attribuait, amena l’empereur byzantin Constantin à leur confier la tâche d’exterminer les bêtes féroces qui causaient grand dommage dans le parc impérial – tâche dont les Athigganoi s’acquittèrent. Apprenant le résultat de cette action, le roi Bagrat les convoqua et leur demanda de quelle manière ils étaient venus à bout des bêtes féroces. « Majesté, lui répondirent-ils, nous science nous enseigne comment empoisonner la viande et la disposer là où viennent les bêtes féroces. Puis nous montons dans les arbres et nous imitons le cri des animaux qu’elles chassent. Elles viennent alors, elles manent la viande et elles crèvent. Seules celles qui sont venues au monde un Samedi Saint sont épargnées, elles ne mangent pas la viande que nous avons disposée mais se tournent vers nous et nous disent : "Mangez-la vous-mêmes" puis elles s’en vont sans être autrement affectées ». Le souverain demanda aux Athigganoi de lui démontrer leur art sous ses yeux. Ils préparèrent donc de la viande empoisonnée mais un certain moine du nom de Georges était alors présent, il fit le signe de la Croix sur la viande et le chien qui la mangea ne subit aucun dommage. Tout en bavardant avec lui, des Athigganoi entraînèrent le moine à l’extérieur tandis que les autres amenaient devant le souverain géorgien un autre chien, lequel, à peine avait-il avalé le morceau de viande qui lui avait été donné, s’effondra comme foudroyé ». Source : Analecta Bollandiana

 

On ne trouve plus dans les sources byzantines de mention d’un groupe appelé de près ou de loin Athigganoi, Adsinganoi ou autre forme semblable jusqu’en 1300, lorsque le mot est réactivé pour désigner cette fois des nouveaux venus dont certains de leurs aspects pouvaient évoquer, aux yeux des simples gens de Byzance, le souvenir de ces anciens Athigganoi du premier millénaire.

 


Annexe 2

EXTRAITS DU PROJET DE STATUT-CADRE DU PEUPLE RROM EN UNION EUROPEENNE

 

 

Préambule

 

Le peuple rrom est depuis plus de six siècles un élément constitutif de l'Europe, à laquelle il n'a cessé d'apporter une contribution humaine, matérielle, artistique, économique, militaire et morale trop souvent négligée. En ce début de XXIème siècle, s'appuyant sur l'héritage des siècles précédents (évolutions historiques, persécutions, découvertes scientifiques etc...) et sur les principes de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme — Droits reconnus explicitement comme universels, il souhaite se positionner dans l'Union Européenne en s'inscrivant dans une dynamique résolument progressiste orientée vers l'intégration sociale, l'égalité des droits, le refus de l'exclusion et le respect mutuel vis-à-vis de toutes les identités et structures représentées en Europe. Il est donc souhaitable que ce Statut-Cadre soit agréé par l'Union Européenne, par ses Etats-membres et par les Etats en accession au sein de l'Union, chacun s'appuyant sur les principes généraux et les résolutions particulières d'action exposés ici pour définir avec plus de détails la position des Rroms dans son espace juridique.

 

PREMIERE PARTIE : PRINCIPES GENERAUX

 

Chapitre 1 — Définitions

 

§ 1 — Identités nationales en Europe

L'Union Européenne reconnaît sur l'ensemble du territoire de ses Etats-Membres l'existence de diverses identités nationales qui s'imbriquent entre elles en s'enrichissant mutuellement:

a) il existe de toute évidence 15 identités correspondant aux 15 Etats-nations, auxquels les ressortissants sont attachés non seulement administrativement mais aussi émotionnellement, culturellement et spirituellement;

b) il existe aussi un certain nombre d'identités qui ne correspondent pas aux limites tracées par les frontières des Etats et auxquelles les ressortissants sont attachés surtout d'un point de vue émotionnel, culturel et spirituel — dans certains Etats en outre, ces collectivités sont matérialisées d'un point de vue administratif (communautés autonomes, généralités, nationalités etc...).

c) parmi ces identités ne correspondant pas aux limites tracées par les frontières des Etats, certaines sont dites à territoire compact (lorsque les personnes considérées constituent une partie substantielle, voire majoritaire, de la population totale dans une région de plusieurs communes) et d'autres sans territoire compact (lorsqu'il n'existe pas de région supérieure aux dimensions d'une commune où la population relevant de la dite identité constitue une partie notable de la population totale).

d) parmi les populations relevant des identités sans territoire compact, certaines suivent un mode de vie en partie mobile et d'autres sont entièrement sédentaires.

 

§ 2 — Citoyens et résidents

Les Etats-nations rassemblent dans une même administration et une même communauté d'intérêt matériel et moral non seulement leurs ressortissants (appelés citoyens) mais aussi leurs résidents habituels, qui sont étroitement liés à leurs citoyens par toute leur activité sociale et professionnelle.

 

§ 3 — Identités nationales et nations-pivots

Dans le cas des membres des nations qui constituent le pivot d'un Etat-nation (le plus souvent la population majoritaire), il y a coïncidence entre l'identité nationale d'Etat-nation et l'identité du groupe national qui en constitue l'axe. Lorsqu'un Etat est constitué de plusieurs nations confédérées, les identités particulières sont en partie distinctes de l'identité confédérale sans qu'aucune ne coïncide pleinement avec elle, tout en convergeant vers l'unité d'intérêts matériels et moraux.

 

§ 4 — Harmonie entre les composantes nationales

Dans l'état normal des relations et dans un contexte de politique juste, il n'y a pas de conflit d'intérêt entre l'Etat-nation et les diverses identités nationales qui sont représentées en son sein; il y a au contraire convergence et complémentarité. Une telle situation ne peut être réalisée que par un dialogue honnête et raisonnable entre les représentants autorisés des structures de l'Etat-nation et ceux des diverses identités nationales. Ceci est vrai tant pour les identités nationales à territoire compact que pour celles qui n'ont pas de territoire compact (que leur mode de vie soit partiellement ou entièrement sédentaire). Le bien-fondé, la justesse et le degré de démocratie d'une politique nationale se reconnaissent à l'harmonie entre les composantes nationales et à l'absence de conflit, patent ou latent, entre elles.

 

Chapitre 2 — L'identité nationale rromani

 

§ 1 — Identités nationales sans territoire compact

L'Union Européenne reconnaît sur l'ensemble du territoire de ses Etats-Membres l'existence de diverses identités nationales sans territoire compact. D'un point de vue numérique, la principale est représentée par l'ensemble des Rroms, Sintés (ou Manouches) et Kalés (ou Gitans), qui ont tous une commune origine indienne, mais il en existe d'autres:

a) certaines, présents sur le sol européen depuis des temps immémoriaux, sont réputés d'origine européenne (les Travellers, d'origine irlandaise, les Yénisches, apparemment d'origine germanique, les Gourbetsya de Grèce, d'origine roumaine, les Balkano-Egyptiens de Grèce et d’Albanie, les Mercheros d'Espagne, les Camminanti d'Italie du sud etc...).

b) d'autres proviennent d'une immigration plus ou moins récente, comme les Arméniens occidentaux, les Berbères (Kabyles), les Juifs (locuteurs de yiddisch ou de ladino) etc... Il y a de bonnes raisons d'y ajouter les Arabes de Maghreb, les Moluquois et un certain nombre d'autres groupes, dont les membres sont nés depuis plusieurs générations sur le territoire d'un Etat-membre (quel qu'ait été le territoire à l'époque considérée). Parmi ceux-ci, certains ont un territoire de référence historique ou actuel à l'extérieur de l'Europe, d'autres en sont dépourvus.

 

§ 2 — Entrée en Union Européenne de nouvelles identités nationales sans territoire compact

L'accession à l'Union Européenne de nouveaux Etats doit prendre en compte que certains pays apporteront à la variété nationale européenne de nouvelles identités nationales avec et sans territoire compact; au nombre de ces derniers, il convient de prendre en considération les Beásh (actuellement présents en Hongrie, Croatie et Slovaquie), les Roudars (actuellement en Roumanie et Bulgarie), les Ashkalis ou Balkano-Egyptiens et les Aroumains du sud des Balkans etc...

 

§ 3 — Notion de "tsigane/Zigeuner" et "Gypsy"

Au cours de l'histoire, les mots "tsigane/Zigeuner", "Gypsy" et similaires ont été appliqués sans aucune ambition de rigueur par les gens simples  de divers pays à divers groupements humains d'origines très diverses et sans aucun rapport entre eux (une secte religieuse, certains groupes de Rroms, des communautés nomades, des communautés sédentaires, des groupes de pillards, des vagabonds ordinaires etc...). Ces mots, qui ne recouvrent aucune réalité nationale et/ou ethnique et ont pris dans un grand nombre de langues une connotation insultante, sont à proscrire du vocabulaire politique, sauf dans d'éventuelles déclarations racistes qui les utilisent de manière intentionnellement dépréciative.

 

§ 4 — La "nation rromani", telle qu'elle se définit

L'ensemble des Rroms, Sintés et Kalés s'est défini comme "nation rromani sans territoire compact et sans prétention à un tel territoire" lors du 5ème Congrès de l'Union Rromani Internationale (Prague, juillet 2000). La nation rromani se démarque des épithètes de "tsigane", "Gypsy" et similaires aussi bien pour elle-même que pour n'importe quelle autre identité, à moins qu'un groupe humain n'en revendique explicitement la qualité.

Il n'existe pas de critères définitoires déterminant l'identité rromani, mais un faisceau de références dont les plus saillantes sont les suivantes :

a) une commune origine indienne du nord; en effet, les découvertes les plus récentes (notamment le Kitab al-Yamini, manuscrit du chroniqueur Al-'Utbi, XIème siècle, accessible depuis peu) ont permis de déterminer avec une vraisemblance très élevée la ville de Kannauj, capitale culturelle et spirituelle de l'Inde du nord à la fin du premier millénaire, comme étant le berceau d'origine de la nation rromani, et le 8 Shaban 409 de l'Hégire (20 décembre 1018) comme date de l'exode. Selon ce texte, les 53.000 habitants de Kannauj, essentiellement des notables, des artistes et des artisans, ont été déportés par le sultan Mahmud de Ghazni vers le Khorassan, où ils sont restés plusieurs décennies en captivité, avant de rejoindre l’empire byzantin et les Balkans.

b) une langue rromani commune, soit en usage effectif traditionnel, soit en souvenir que des ancêtres l'avaient pratiquée. Cette langue, du groupe des langues indiennes du nord, contient des éléments persans acquis pendant le séjour dans le Khorassan, des éléments grecs et arméniens, acquis pendant le séjour dans l’empire byzantin, et des éléments empruntés aux diverses langues de contact en Europe. Malgré les emprunts européens, mineurs, mais bien visibles et donnant une impression erronée d'éclatement dialectal, le rromani constitue une seule et même langue dont l'unité est remarquable, même si certains groupes en ont perdu tout ou partie de l'usage.

c) un élément byzantin et balkanique important, à la fois culturel et linguistique, faisant des Balkans un second berceau de l'ethnogénèse rromani, d'où les Rroms ont rayonné dans toute l'Europe et au-delà.

d) un certain nombre de valeurs philosophiques et humaines communes, qui ont été exposées dans plusieurs documents (notamment la "déclaration de Caen" 1994, jointe en annexe) et demeurent une référence pour les Rroms attachés à la part constructive et effectivement admirable de la tradition rromani.

e) une intégration de degré variable, par le sang et/ou les alliances, au réseau des familles rromani en Europe.

f) enfin, une conscience d'appartenir avec fierté à une commune nation rromani, quels que soient les mots utilisés localement pour la nommer, les personnes n'appartenant pas à cette collectivité étant désignées traditionnellement sous divers noms dont le plus répandu est "gaʒo", féminin "gaʒi".

 

§ 5 — La "nation rromani", telle qu'elle ne se définit pas

Inversement, la nation rrromani ne se reconnaît pas dans les diverses étiquettes qui lui ont été imposées par l'histoire, comme essentiellement nomade, comme caractérisée par telle ou telle couleur de peau, tel ou tel aspect, telle ou telle profession, telle ou telle confession etc... — encore moins espionne des Turcs, magicienne, délinquante, irresponsable, ignare et autres qualificatifs soit ouvertement racistes, soit déguisés en pseudo-valeurs  paternalistes.

 

§ 6 — La "nation rromani" en Union Europénne

a) L'Union Européenne reconnaît sur l'ensemble du territoire de ses Etats-Membres l'existence d'une nation rromani sans territoire compact, dont la définition est celle que celle-ci se donne elle-même dans les termes de la présente Charte. En conséquence, l'Union Européenne proclame la nation rromani vivant sur son territoire l'une des nations européennes constitutives de l'Europe en pleine égalité avec toutes les autres nations qui la constituent, indépendamment de leurs rapports à des Etats et à des territoires.

b) L'Union Européenne reconnaît qu'au cours de l'histoire la nation rromani a été victime de persécutions multiples, tant actives que passives, qu'à l'heure actuelle elle est encore très largement en bute à des manifestations, patentes ou latentes, de tsiganophobie et que toute politique la concernant doit prendre en considération les conséquences actuelles de la discrimination multiséculaire qui l'a frappée, réduisant certains sous-groupes de Rroms à des conditions d'exclusion et de détresse particulièrement tragiques.

c) L'Union Européenne reconnaît qu'à côté des quelques groupes de Rroms précipités dans l’exclusion par suite de diverses circonstances historiques — ces groupes étant souvent hélas les plus visibles au regard sélectif de ceux qui ont intérêt à réduire la nation rromani à ces dits groupes, la grande majorité de la nation rromani constitue une part vivante, saine, originale et insigne de la population européenne, part qui concourt depuis des siècles à l'édification du génie européen.

 

§ 7 — Les notions de Rrom, Sinto et Kalo

La nation rromani, définie par référence aux éléments exposés au § 4, est composée essentiellement des éléments suivants, en étroite relation de parenté, mais que le cours de l'Histoire européenne et l'usage qu'il a occasionné ont conduit à distinguer :

a) des Rroms proprement dits, répandus dans pratiquement tout le continent européen, implantés depuis des siècles essentiellement dans les pays d'Europe centrale, orientale et balkanique, où ils sont pratiquement tous citoyens (leur nombre est en passe d'atteindre les dix millions);

b) des Sintés, localement appelés Manouches, qui se sont formés sur les territoires de langue allemande en se séparant dès le Moyen Age du tronc rromani commun et qui sont présents dans de nombreux pays d'Europe (leur nombre est de plusieurs centaines de milliers).  Il faut remarquer qu’à l’origine, le mot sinto a eu une valeur plus générale mais, évoluant au cours de l’histoire, il désigne spécialement le groupe connu aujourd’hui avec ce nom.

c) des Kalés, plus connus sous le nom espagnol de "Gitanos" et ses dérivés, qui, séparés très tôt du tronc rromani commun, ont vécu des siècles dans la péninsule ibérique, où des persécutions particulièrement cruelles ont causé chez eux la perte de la compétence en langue rromani (ils sont environ un million — tous ces chiffres ne tiennent pas compte des populations rromani, sinti et kali des autres continents, notamment d'Amérique du nord et du sud).

 

§ 8 — Solidarités transversales

a) Le fait que la nation rromani se reconnaît dans les références citées au § 4 et non dans celles du § 5 ne signifie pas qu'elle rétracte toute solidarité avec des personnes ou groupes mentionnés au § 5. Au contraire, elle s'engage résolument pour oeuvrer à l'amélioration de l'ensemble de la société européenne, avec la conviction qu'une amélioration de la vie des Rroms est impossible sans amélioration d'ensemble de la société européenne et qu'une amélioration de la vie européenne est inconcevable sans amélioration de la totalité des segments qui la composent, notamment des Rroms et autres nations sans territoire compact.

b) En conséquence, la nation rromani déclare sa solidarité de principe et d'action pour l'amélioration de la vie de toutes les nations en Union Européenne, que leurs limites coïncident ou non avec des frontières d'Etats, mais insiste pour développer particulièrement sa solidarité avec les nations les plus vulnérables, c'est-à-dire les nations sans territoire compact et en situation de difficulté, voire de détresse sociale.

 

Chapitre 3 — Notion d'identité composite

 

§ 1 — Identité individuelle complexe et flexible

a) L'Union Européenne insiste sur le fait que l'identité nationale et ethnique n'est pas la seule identité d'un citoyen, mais qu'elle entre dans la composition d'un mécanisme fort complexe d'identités individuelles et collectives qui construisent la personnalité du citoyen et négocient en permanence sa place dans la société.

b) Par ailleurs, aucune identité (nationale, professionnelle, politique, confessionnelle, culturelle, familiale, sexuelle, générationnelle, régionale etc...) n'existe comme une catégorie immuable et définitive; au contraire elle est en renégociation permanente tout au long de la vie du citoyen, parfois de manière conflictuelle et/ou contradictoire, et ce n'est que dans ces conditions qu'elle peut constituer une articulation souple entre lui-même et une société flexible et ouverte.

c) L'identité est une question délicate et intime qui, quoique fondée sur des références collectives (par exemple familiales, régionales etc...), appartient en dernier ressort à la libre volonté du citoyen et nul ne peut imposer ou dénier une identité donnée, y compris une identité nationale, à un citoyen qui s'en réclame.

d) Quoiqu'individuelle, toute identité, y compris l'identité nationale, ouvre au citoyen des droits et des devoirs de type collectif, en excluant cependant toute forme de privilège, de quelque nature qu'elle soit.

 

§ 2 — Identités nationales complexes et flexibles

a) L'identité nationale est elle aussi complexe: en effet, outre les deux niveaux indiqués ci-dessus (appartenance à un Etat-nation et éventuellement à une nation ne correspondant pas aux limites tracées par les frontières des Etats), chaque citoyen se reconnaît dans plusieurs autres niveaux, qui vont de son quartier ou village à l'Europe et au monde, en passant par la région et divers niveaux qui ne correspondent pas forcément à un cadre géographique.

b) L'articulation entre ces divers niveaux, la primauté des uns sur les autres, sont elles même flexibles et susceptibles d'évolution au cours du temps au sein même de la perception qu'en a le citoyen.

c) Il n'existe pas pour ainsi dire d'Européen dépositaire d'une seule identité nationale, dans la mesure où les interactions entre les divers niveaux et entre les diverses identités en présence sont inéluctables, non seulement par l'appartenance pratiquement systématique de chaque individu aux divers niveaux mentionnés plus haut mais aussi en conséquence des divers trajets de vie: enfants issus de couples mixtes (légitimes ou non), personnes élevées dans un milieu multi-culturel différent du leur, basculement d'un milieu à un autre au cours de la vie, fréquentation de milieux différents, mariage hors-groupe, modification de la population en un lieu, etc... Ce caractère composite de l'identité va croissant avec l'évolution de la société européenne et les brassages qui en découlent.

d) Il est essentiel de reconnaître et de valoriser ce caractère composite de l'identité individuelle sans toutefois entrer dans un système de hiérarchisation des complexités identitaires, mais en reconnaissant que les identités sont compatibles, lorsqu'elles sont comprises dans une perspective de démocratie et de respect réciproque, et qu'en conséquence l'objectif d'une politique multiculturelle effectivement démocratique est de faciliter leur articulation mutuelle tant au niveau de l'individu qu'entre les diverses collectivités.

e) Il n'existe en conséquence aucune collectivité qui soit circonscrite, fermée, étanche ou isolée des autres par une solution de continuité avérée. Toute prétention à l'existence d'une telle collectivité est une fiction délétère, qui peut, dans certaines circonstances historiques, devenir criminelle. De même, toute prétention de pureté d'une collectivité et toute recherche de cette pureté relève du mensonge politique. En effet, toutes les collectivités sont en relation de continuité et d'échange étroit entre elles, non seulement par les multiples "personnes-ponts" qui les unissent mais aussi par les interactions sociales de tous niveaux, convergences mais aussi conflits, qui les font chaque jour davantage s'imbriquer entre elles. C'est seulement dans le sens des collectivités ouvertes et en remaniement permanent, telles qu'elles existent dans la réalité, que l'on peut accepter la notion de "collectivité".

 

§ 3 — La gnossodiversité

Il est reconnu de manière universelle qu'un des facteurs déterminants de la vigueur de la vie est la diversité. Appelé "biodiversité" en ce qui concerne les écosystèmes, ce facteur porte le nom de "gnossodiversité" lorsqu'il s'agit de la richesse en approches culturelles des réalités de la vie. Cette richesse découle de la coexistence de systèmes culturels divers ("sagesses"), avec toutes leurs interactions, et permet de multiplier les compétences mentales permettant de trouver des solutions aux problèmes se posant à l'individu et à la société. L'un des éléments essentiels de la gnossodiversité est la glottodiversité, ou diversité linguistique, qui n'a de valeur qu'en ceci qu'elle sous-tend, qu'elle convoie, qu'elle nourrit et qu'elle exprime la dite gnossodiversité.

 

§ 4 — Synergies et conflits entre les systèmes culturels

a) Tous les systèmes et approches culturels ne sont pas également pertinents, pour la totalité de leurs éléments constitutifs, à l'harmonie de la vie humaine, individuelle et sociale, notamment lorsque certains éléments sont en contradiction avec les Droits de l'Homme et les libertés fondamentales, explicitement réputés ici universels. En outre, il peut se trouver des situations où des systèmes culturels divers apportent des réponses contradictoires, voire conflictuelles entre elles, à une question donnée. Ce problème ne ressortit pas à la décision politique, mais à la réflexion la plus large, qui elle même doit contribuer à l'enrichissement mutuel de ces systèmes, toujours en devenir et en amélioration incessante.

b) Il est essentiel à cet égard que soit reconnue la perfectibilité de tout système culturel, y compris le système rromani, dans ses diverses variétés, comme cela a été mis en évidence dans le document de Louvain (Pavee Point et Conseil de l'Europe, 1998, § 26).

 

[…]

 

DEUXIEME PARTIE: RESOLUTIONS PARTICULIERES D'ACTION

[…]

Chapitre 8 — Politique extérieure de l'Union Européenne

 

§ 1 — Observation de la situation des Rroms dans les pays extra-communautaires

Des solutions satisfaisantes et durables aux problèmes auxquels sont confrontés les Rroms dans les pays extra-communautaires ne pourront être envisagées que dans la mesure où la situation dans ces pays sera bien connue et analysée, où les mécanismes de discrimination de fait auront été identifiés pour sortir de la langue de bois souverainiste et exercer une véritable pression politique de l'U.E. sur les régimes hypocrites qui continuent à persécuter, par l'intermédiaire d'organismes fantoches dits d'autogestion, leurs minorités les plus vulnérables et notamment les Rroms. Pour ce faire, il est important que l'Union Européenne prévoie un support destiné à financer les bourses d'études pour de jeunes Rroms susceptibles de devenir des experts dans l'estimation du degré de démocratie de ces pays, notamment vis-à-vis de leurs Rroms. Ceci permettra de dégager les mécanismes profonds (historiques, locaux, économiques, politiques, psychologiques, clanaux, etc...) qui maintiennent la tsiganophobie et de mieux lutter contre celle-ci.

 

§ 2 — Condition d'accession

Rappelons que le "code de bonne conduite" vis-à-vis des minorités, et en particulier des Rroms, par les pays candidats devrait être une des conditions à leur accession à l'Union Européenne. Il convient de confirmer et renforcer ce dispositif, afin que toute l'attention requise soit accordée à ce critère, aussi bien de la part du pays candidat que de l'Union Européenne, ceci dans un contexte de transparence et de clairvoyance découlant du § 1 du présent chapitre. L'Union Européenne, tout en améliorant progressivement sa compréhension de la problématique rromani et la situation des Rroms dans ses propres Etats, devra exercer des pressions diplomatiques pour que ce volet de la démocratisation soit effectivement réalisé, en dehors de toute déclaration vaine.

 

§ 3 — Coopération

L'Union Européenne investira également dans l'aide au développement aux communautés locales avec surveillance stricte de l'accès des Rroms à ces investissements. Chaque fois que l'analyse en révèlera l'utilité, des aides plus spécifiques pourront être accordées à des collectivités rromani, mais il sera toujours procédé à des contrôles croisés pour que des caciques, qu'ils soient Rroms ou non, ne puissent monopoliser l'aide uniquement à leur profit, voire l'utiliser — comme cela a souvent été le cas — de manière destructrice vis-à-vis de tel ou tel segment de la population. Il faudra là encore former des experts de terrain dépositaires d'une compétence pointue en ethno-psychologie spécifique de chacun des pays et des collectivités considérés. L'investissement dans ces analyses et la formation de ces experts permettra un gain considérable en terme de rentabilité des aides ainsi octroyées. Certains des Rroms d'ores et déjà résidents en Union Européenne, à l'issue d'une formation spécifique, pourront servir d'interface et d'experts.

 

§ 4 — Education et échanges

L'éducation devra représenter le volet principal de cette aide aux collectivités rromani, et ceci de diverses manières:

a) aide directe par parts de bourses d'études pour les scolaires en difficulté (des contrôles locaux directs devront être organisés régulièrement),

b) aide à la formation, dans les pays de l'Union Européenne, aux niveaux scolaire et universitaire à des éléments particulièrement talentueux d’autres pays européens (la formation commencée très jeune permet l'éducation à des valeurs morales qui ne sont que formellement dispensées dans beaucoup de pays, sans qu'elles fassent partie de la culture de base de la population),

c) constitution, à partir des jeunes ainsi formés, de centres de formation permettant de relayer sur place cet enseignement et cette éducation,

d) ouverture d'enseignement à distance permettant de compléter l'enseignement reçu sur place et de l'améliorer par un soutien didactique à distance personnalisé, ce que les technologies modernes permettent à très bas prix, le budget débloqué pour ce projet devant donc couvrir seulement le travail des enseignants à distance,

e) enseignement effectué de manière substantielle en rromani, d'abord en matières d'éveil, puis en soutien tout au long de la scolarité car cette condition est impérative pour que les enfants, une fois grandis, transmettent le rromani à leurs propres enfants (dans les conditions de la vie contemporaine, on transmet à ses enfants la langue que l'on a acquise à l'école),

f) mise à disposition d'activités éducatives et distrayantes en ligne et en langue rromani pour maintenir un niveau suffisant d'échange dans cette langue, y compris pour les personnes de familles isolées, afin de les désenclaver du simple niveau domestique d'usage langagier,

g) diffusion par des émissions de radio en diverses langues, notamment en rromani, d'une véritable éducation à la démocratie et aux Droits de l'Homme,

h) système de stages professionnels rémunérés de un an ou deux pour des jeunes Rroms des pays d'Europe orientale, centrale et balkanique invités et encadrés en Union Européenne, selon un schéma qui existe déjà notamment en Allemagne pour les jeunes de certains pays d'Europe orientale et au cours desquels les jeunes peuvent acquérir des compétences professionnelles de très bon niveau, un petit capital destiné à être réinvesti dans leur pays et une nouvelle perception de la société (des rencontres de formation à la compréhension des mécanismes sociaux devraient accompagner ces stages); en même temps, ils pourront contribuer à renflouer les connaissances linguistiques et culturelles rromani de ceux des Rroms, Sintés et Kalés d'Union Européenne qui ont perdu ce patrimoine et qui les hébergeraient durant leur séjour en Union Européenne.

 

§ 4 — Pacte de Stabilité

Les divers éléments ci-dessus: observation rigoureuse des mécanismes de tsiganophobie, coopération à des projets de développement, contrôle strict de ces projets à toutes les étapes depuis la conception jusqu'à la réalisation en passant par le financement, éducation, échanges de jeunes, bourses d'études, etc... constitueront un chapitre essentiel des activités du Pacte de Stabilité dans les Balkans, qui contribuera à leur réalisation en coopération étroite avec l'Union Européenne, les gouvernements partenaires, la Conférence des Donateurs, le Conseil de l'Europe, l'OSCE et toutes les structures impliquées dans ce Pacte.

 

Chapitre 9 — Vie intellectuelle

 

§ 1 — Connaissance et documentation

Il a été relevé plus haut qu'une connaissance plus juste des Rroms était nécessaire à une meilleure harmonie des populations en Europe. Des efforts de recherche, de financement d'études (bourses scolaires et universitaires), d'édition et publication, notamment en langue rromani, de traduction, de diffusion des connaissances, de développement des mass-médias etc... devront être effectivement engagés pour que la connaissance des Rroms et une perception juste de cette nation fasse partie de la culture élémentaire de tout citoyen européen.

 

§ 2 — Langue rromani

Il existe une langue rromani commune, appelée "rromani moderne" ou "langue du rassemblement": sa matière remonte à l'Inde médiévale, enrichie d'éléments persans, byzantins, caucasiens et européens, ses variantes se trouvent un peu partout en Europe, ses principes ont été définis au premier Congrès des Rroms à Londres en 1971 (égalité de valeur des divers dialectes, nécessité d'une convergence vers une langue commune et moderne, alphabet commun etc...), sa codification (alphabet et fonctionnement polylectal de cet alphabet) a été approuvée par le 4ème Congrès des Rroms à Varsovie en 1990 et sa normalisation se poursuit de manière très satisfaisante. Le Congrès de Varsovie a également défini le rromani comme étant "la langue nationale du peuple rrom". L'Union Européenne reconnaît cette langue comme une des langues de culture de l'Europe moderne, elle en encourage l'usage dans tous les niveaux de la vie quotidienne (enseignement, presse, radio et télévision, édition, vie artistique et littéraire etc...) à égalité avec les autres langues d'Europe, elle reconnaît le principe polylectal qui préside à son usage (respect de tous les dialectes en tous leurs éléments à la seule exception des éléments qui font obstacle à l'intercompréhension et au fonctionnement facile comme langue de communication moderne) et elle s'engage à contribuer à sa promotion pour que cette égalité soit atteinte de fait, notamment dans les domaines visés au chapitre 8.

 

§ 3 — Racismologie

Le racisme et la tsiganophobie prenant des formes de plus en plus variées, de plus en plus complexes (mêlées à la corruption, à la démagogie, à divers trafics, à des luttes de pouvoir etc...) et de plus en plus inattendues, il est indispensable que des recherches scientifiques soient orientées vers l'identification de ces phénomènes, vers le recueil et l'analyse de données concrètes et vers la réflexion pour arriver à une compréhension à la fois intime et globale des mécanismes considérés, ceci en comparaison avec d'autres formes de racisme et débouchant autant qu'on peut l'espérer sur des solutions qui permettent de réduire le racisme et la tsiganophobie et d'en prévenir les manifestations chaque fois que c'est possible. Cette expérience sera bien entendu à partager avec toutes les autres collectivités en situation similaire.

 

§ 4 — Financement

L'Union Européenne vérifiera avec soin que les financements pour ces diverses initiatives ne puissent tomber dans le monopole d'une personne ou d'un petit groupe de personnes mais que la conception, le financement, la réalisation et les contrôles soient publics, transparents et répartis entre les mains de groupes différents qui auront fait leurs preuves. En tout état de cause, le pluralisme sera un des principes de fonctionnement et des contrôles rigoureux sur les rendements des aides et investissements permettront d'identifier assez rapidement quels sont les intervenant fiables et ceux qui ne le sont pas. Une écoute sage sera accordée à tous les intervenants pour qu'une compréhension effective, et non simplement formelle, de leurs difficultés et de leurs réalisations soient atteinte. La formation d'une nouvelle génération de Rroms, grâce à des bourses d'études, devrait permettre l'arrivée sur la scène européenne d'un nombre important de nouveaux intervenants compétents, dévoués à la cause commune (à la fois des Rroms et de la société dans son ensemble) et d'une probité exemplaire.

 

§ 5 — Egalité de traitement

Dans toute activité, les rémunérations seront les mêmes à travail et compétences égaux; il ne sera pas fait appel à la notion de "motivation ethnique" pour justifier que l'on demande du travail bénévole à des Rroms, tandis que les non-Rroms sont rétribués. Inversement, lorsque des non-Rroms effectueront du travail bénévole ou en partie bénévole, il sera demandé à ce que des Rroms vivant dans des conditions similaires investissent eux aussi dans le travail bénévole ou semi-bénévole.

[…]

       

Chapitre 11 — Représentativité, participation et autorité

 

§ 1 — Représentation actuelle

a) Historiquement les Rroms ont eu des représentants coutumiers de deux types: les uns détenteurs d'une autorité de décision dans la collectivité, les autres destinés surtout à servir de porte-parole et/ou de médiateurs avec les autorités locales. Parfois les deux fonctions étaient remplies par la même personne, qui portait des noms différents selon les régions (Patriarche, Gitano de Repeto, Śero-Rrom, Voïvode, Vajda, Bulibash, voire Prince ou Roi etc...). Ces fonctions étaient parfois héréditaires. En outre, l'accession à une telle fonction dans le groupe n'était pas toujours motivée par les qualités personnelles de l'intéressé, mais aussi très souvent par sa richesse et son pouvoir économique (contrôle des activités de commerce et de services).

b) Tout au long de l'Histoire, des Rroms (et même parfois des non-Rroms) ont été placés, par les autorités locales elles-mêmes, dans des fonctions de représentativité des collectivités rromani, qui en général ne pouvaient que les accepter.

c) Depuis quelques années, il est apparu un certain nombre de leaders charismatiques à rayonnement local et souvent éphémère.

d) Quant aux dirigeants élus démocratiquement, les conditions de vie dispersée des Rroms en plusieurs dizaines d'Etats, les difficultés de contact entre Rroms de divers pays, la fréquente dénégation par les autorités de l'existence même d'une nation rromani, son manque de préparation politique et divers autres obstacles objectifs n'ont pas encore permis leur véritable avènement.

 

§ 2 — L'Union Rromani Internationale

Toutes les représentations mentionnées ci-dessus sont locales et relativement fragiles. Dans une perspective à la fois européenne et démocratique, le corps qui, en ce début de 21ème siècle, reste le plus représentatif de la nation rromani est l'Union Rromani Internationale, fondée en 1971 à son premier Congrès à Londres et qui est une ONG de catégorie 2 à l'ONU (avec un représentant à l'Assemblée Générale).

 

§ 3 — Evolution de la représentativité

a) Sans qu'il faille surestimer la valeur morale de la représentation démocratique fondée sur des décomptes de suffrages, il est vivement souhaitable que cette forme de représentation se développe au sein du peuple rrom, parallèlement à une éducation citoyenne et démocratique à l'intérêt commun, tant celui de la collectivité rromani que celui de la société européenne en général. Chaque fois que cela sera possible, l'exercice de l'autorité sera collégial (au moins trois personnes) et s'appuiera sur une participation maximale des intéressés, lesquels auront droit d'information sur les décisions et activité de leurs autorités ainsi que de réaction à celles-ci, ceci jusqu'à révocation selon des procédures qui seront établies en temps et lieu opportuns.

b) En outre, il peut être souhaitable dans certains cas qu'une certaine autorité coutumière subsiste, en articulation et complémentarité avec l'autorité démocratique, ceci dans les formes locales des divers groupes. Un exercice raisonnable et sage de ces autorités et représentations maintient l'harmonie entre le démocratique et le coutumier; en cas de contradiction forte entre les deux, et s'il est impossible d'arriver à une entente (par exemple compromis), c'est le démocratique qui, en principe, prévaut.

 

§ 4 — Qualités des représentants ; sectorialisation électorale

Quatre qualités fondamentales seront requises : la compétence (au sens large du terme) et l'honnêteté (qui comprend aussi le dévouement au bien de la collectivité rromani et à celui de la société européenne en général), ainsi que l'appui populaire (exprimé par des suffrages ou non) et l'appartenance à la collectivité rromani (sous quelque forme que ce soit). Les deux premières priment sur les deux dernières. En aucun cas l'identité ethnique ou le soutien populaire ne pourront être à eux seuls des critères de désignation de représentants, en l'absence de compétence et d'honnêteté avérées. Ces deux qualités, aussi difficiles qu'elles soient à établir (comme dans toute collectivité), resteront les critères fondamentaux d'accession à des responsabilités formelles qui restent à définir en temps et lieu opportuns.

La sectorisation électorale pour l’élection de représentants sera opérée sur la base de communes ou de petites régions, conformément à un nouveau système encore à élaborer, éventuellement selon des critères non-géographiques, et en principe sans rapport avec les frontières.

 

§ 5 — Primauté de l'action et de la participation sur la représentation

Un effort d'éducation tout particulier sera fait pour faire abandonner les perceptions, héritées de divers régimes locaux, qui comprennent l'exercice de l'autorité et/ou de la représentation comme une prérogative de despote, une fonction honorifique ou un instrument de convenance personnelle. L’idée de large participation de tous les Rroms aux discussions, décisions et activités sera systématiquement encouragée par le biais d’une éducation appropriée, en commençant dès le plus jeune âge. De nouvelles formes, plus efficaces, de participation seront recherchées. Un certain devoir de résultat sera imposé aux représentants ainsi qu'un devoir de rendre des comptes, pouvant être sanctionné par la révocation mentionnée ci-dessus.

 

§ 6 — Droit coutumier

L'exercice du Droit coutumier rrom (rromani kris) sera respecté avec son idéologie propre, qui est la priorité de la réconciliation sur la justice formelle, mais ses domaines d'activités seront définis de telle sorte qu'ils n'entrent pas en conflit avec les Droits de l'Homme et les Libertés Fondamentales. En outre, une décision ne sera exécutoire qu'avec le libre accord des parties en dissension, chacune d'elle ayant le droit inaliénable de faire appel à une autre juridiction si elle le souhaite.

 

§ 7 — Parité hommes/femmes

La parité hommes/femmes n'est pas une fin en soi, car il n'y a pas de lien direct entre elle et la justesse des décisions, mais un effort permanent et systématique sera fait pour s'en rapprocher dans tous les organes de représentation et d'autorité, y compris le droit coutumier, ceci non par décisions ponctuelles mais par éducation et efforts constants de persuasion.

 

Chapitre 12 — Symboles, couleurs etc...

 

§ 1 — Drapeau

Le Congrès de Londres de l'Union Rromani Internationale en 1971 a défini le drapeau du peuple rrom comme une roue de charrette rouge, reprenant toute la symbolique indienne de la roue, centrée sur fond bicolore : moitié supérieure bleue, symbolisant le Ciel, père infini de l'Humanité, et moitié inférieure verte, symbolisant la Terre, mère féconde l'Humanité. Ce drapeau peut être hissé dans les fêtes et événements divers, toujours accompagné des couleurs du pays concerné et du drapeau européen — tous ces drapeaux étant de taille et de visibilité équivalentes. Il est souhaitable que figurent aussi les drapeaux des autres collectivités de voisinage. Les représentations stylisées, artistiques et réinterprétées du drapeau rromani seront toujours préférées aux représentations ne varietur.

 

§ 2 — Couleurs symboliques

La tradition rromani reconnaît comme couleurs symboliques les couleurs chaudes (rouge, jaune et orangé essentiellement) tandis que le vert et le bleu, couleurs du drapeau, se rattachent à la conscience politique rromani émergente.

 

§ 3 — Hymne

a) Le chant Gelem, gelem, dont la musique est un mélodie populaire du Banat et les paroles ont été composée par Jarko Jovanović lors de sa visite au Struthof, est devenu spontanément au cours des années et par sa popularité, l'hymne national du peuple rrom. Il a été consacré dans ce rôle par le Congrès de Genève en 1978 et le Congrès de Varsovie en 1990 en a publié les paroles officielles en quatre strophes.

b) A la différence des hymnes de la plupart des nations, l'hymne rromani Gelem, gelem peut être interprété selon tous les styles de musique rromani traditionnelle ou de création (oriental, romance, flamenco, rumba etc...), dans la mesure où son caractère de dignité (les strophes 2 et 3 évoquent le Samudaripen, le génocide nazi contre les Rroms) est respecté. Cette liberté d'interprétation exprime la richesse des traditions culturelles des Rroms et le respect mutuel des groupes les uns pour les autres. En revanche, la ligne mélodique et les paroles sont fixes.

 

CONCLUSION

 

L'Union Européenne reconnaît que le travail à fournir est très vaste, qu'il implique une coopération sérieuse et raisonnée de tous les Etats-membres, que divers secteurs de chacun des Etats-membres doivent coopérer en concertation suivie, qu'un travail effectif et non formel, hors de toute langue de bois et idée préconçue (qu'elle passe pour favorable ou défavorable aux Rroms) doit être entrepris de manière radicale mais que malgré les difficultés que personne ne nie, il en va du devenir même et de la crédibilité de la démocratie et de la stabilité du continent que la nation rromani puisse s'intégrer avec dignité et dans le respect de sa richesse culturelle dans la famille des nations européennes. Des efforts budgétaires et diplomatiques devront être faits, les premiers surtout pour financer des bourses d'études à des jeunes Rroms, les seconds pour que les Etats réalisent effectivement un changement radical dans la situation des collectivités de Rroms citoyens des dits Etats, afin qu'ils parviennent à la position de bien-être et de dignité à laquelle tout citoyen et toute collectivité européens sont en droit de prétendre.

 

L'Union Européenne lance un appel aux Rroms et à leurs structures pour que ceux-ci s'engagent activement dans une participation effective au programme exposé par le présent document, élaboré de manière conjointe par les associations rromani citées en entête et l'Union Européenne.

 

 

 


Annexe 3

EXTRAIT DU MESSAGE DE L'UNION RROMANI INTERNATIONALE AUX FESTIVITES DU CINQUANTENAIRE DU DEBARQUEMENT A CAEN (Berlin, le 02 juin 1994)

 

[…] Sachez pourtant que les valeurs de la culture rromani sont justement le contre-pied de la barbarie ancienne ou moderne:

•là où les autres se tuent pour un empan de terre de plus, les Rroms sont massacrés car ils n'ont ni Etat ni revendication territoriale,

•là où les Eglises s'affrontent, les Rroms de toutes confessions se retrouvent et font la fête en des lieux saints communs,

•là où les gouvernements dressent des frontières, les Rroms embrassent toutes les routes du monde,

•là où la consommation effrénée, attisée par la cupidité canine des profiteurs, ruine l'environnement au niveau planétaire, les Rroms savent respecter la nature et rester fidèles au pacte tacite passé entre elle et l'Homme,

•là où l'individualisme enferme les gens dans la solitude et la détresse, les Rroms partagent et communient,

•là où l'égoïsme stérilise les familles, les Rroms s'épanouissent dans l'amour des enfants,

•là où les jeunes recherchent un mirage de fraternité dans des communautés éphémères, les Rroms montrent un exemple de solidarité et de cohésion à l'échelle continentale,

•là où l'industrie de la vieillesse parque dans de fort rentables mouroirs les vieillards superflus, les Rroms partagent avec leurs vieux un maigre pain, mais aussi peines et joies,

•là où le besogneux thésaurise et, amer, assure ses biens, les Rroms s'échinent quelques mois au labeur puis jouissent de leur gain jusqu'à l'ivresse,

•là où le droit a grand mal à résoudre les conflits sans léser personne ni la justice, les Rroms ont depuis des siècles l'institution du médiateur et de la conciliation,

•là où les fanatismes écrasent les foules sous la machine de guerre, les Rroms gardent leur credo en la musique et la danse au lieu du terrorisme et de la violence,

•là enfin où les idées progressistes découvrent la non-territorialité des droits et devoirs ou l'envergure des actions "sans frontières", les Rroms apportent des siècles d'expérience dans ce sens — comme l'a dit Günter Grass "ils sont ce que nous nous efforçons de devenir: de vrais Européens"...

            Alors pourquoi, lorsque les autres ont oublié qu'ils sont des hommes, voire ce qu'est un homme, pourquoi donc Devl!a les Rroms doivent-ils servir de tapis de sang aux folies d'un monde auquel ils ont tant contribué par la paix, la tolérance, l'artisanat, le commerce, les arts et la joie de vivre ?  […]

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES

 

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Sites internet

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Sur l'identité yéniche http://membres.lycos.fr/yeniche

 

Site du Conseil de l'Europe http://www.coe.int

 

http://rinchibarno.free.fr site personnel sur les Rroms

 

 

 

 

 



[1] Courthiade Marcel, Les Rroms dans le contexte des peuples européens sans territoire compact, in Bulletin de l’Institut national des langues et civilisations orientales, octobre 2004, p. 31-37

[2] Décision du Conseil des Ministres n° 633, du 18 septembre 2003, portant sur l’adoption de la stratégie pour améliorer les conditions de vie de la minorité rrom

[3] C’est vraisemblablement pour cette raison que le mot « rrom » est traduit par certains médias, mais aussi par des chercheurs, comme « être humain », alors que « rrom » signifie «homme appartenant au peuple rrom » ou « époux » et le féminin « rromni », suivant le même schéma, signifie « femme appartenant au peuple rrom » ou « épouse »

[4]  http://www.balkanaegypter.de/Raport_Rubin.htm

[5] Courthiade Marcel, op. cit.

[6] Hoxha Enver,  Vite të vegjëlisë, kujtime nga Gjirokastra  (Chap. 3 sur les Rroms : pp. 283-292). Tirana, 1983, 302 p. + photos

[7] site internet http://membres.lycos.fr/yeniche/les_yeniches_en_europe.htm

 

[9] Nous préférons dans ce contexte le mot « romnepen », dans la mesure où c’est ainsi que les Sintés appellent leur langue (le manouche) et qu’en raison de sa distance avec le rromani, elle n’est pas considérée comme partie intégrante de cette dernière mais comme un parler périphérique.

[10] Séminaire "Roma, Tsiganes, Voyageurs dans le contexte européen, "Les 'vrais' Gens du Voyage vus de l'intérieur, Faculté des Sciences Humaines et Sociales, Université Paris V, 24 mai 2005

[11] Charlotte Tubbax, La plus grande minorité "transeuropéenne", Paris, 2005, site internet  http://cfdt-rhone-alpes.com/international/documentation/rom/romcafebabel.html

[12] Hérésie manichéenne développée notamment par des Arméniens déportés en 582-602 par l'empereur byzantin Maurice à Philippopolis (auj. Plovdiv) en Bulgarie et en Thrace.